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Arts-chipels.fr

Mazùt. Une mythologie à la croisée de l’animal et de l’humain, plongée dans l’énergie et son or noir.

© François Passerini

© François Passerini

Ce très attachant spectacle abolit les frontières entre les genres, toutes acceptions confondues. Un voyage aux marges des mondes, entre la société des hommes et celle de l’animal, mais aussi entre voix, rythme, acrobatie et danse.

Un homme classe en silence et sans discontinuer ce qui s'apparente à des dossiers. Un peu plus loin s’étalent en désordre sur une table des feuilles grand format qui pourraient être des cartes ou des plans. Au bout d’un moment, l'homme range ses boîtes d’archives, enfile son veston. C'est alors qu'intervient une voix off qui donne le ton : « Merci de ne pas forcément croire ce que voyez. Bienvenue chez Mazùt Corporation ! » La dérive intentionnelle, le dérapage organisé commencent. L’homme, qu'une employée zélée et silencieuse qui lui tend les plans a rejoint, se coiffe d’une tête de cheval. Il s’essaie à caracoler, à aller l’amble, se met au trot, s'ébroue, esquisse un galop avec une maladresse cocasse. Nous voici installés dans un monde à la définition aussi floue qu’hybride.

© François Passerini

© François Passerini

Une satire du réel

Les cartes géographiques du siècle dernier permettant de localiser les pays de l’or noir serviront de matériau fantasmatique à un imaginaire qui les décline et les recompose avec une jubilation communicative. Nous voici plongés dans un entre-deux, entre des situations connues, vécues, et leur détournement. Reviennent comme un leitmotiv des déclarations des personnages – « Qu’est-ce que vous faites ? – Je travaille » – assorties d’une agitation vaine qui appelle le non-sens et comporte, en guise de corollaire, l’antienne « Il faut s’organiser » alors que le désordre et le chaos, bien que millimétriquement réglés, sont au cœur du spectacle. Car dans cette Mazùt Corporation plutôt « barrée », rien ne fonctionne comme il se doit. Les apparences sont trompeuses. Les photocopies qui constituent l’activité principale deviennent mur de papier sur lequel l’encre s’étale en coulures. Les cartes prennent la dimension d’une arène, d’une voile gonflée par des vents contraires dans un univers où « la vie, c’est tous les jours ».

© François Passerini

© François Passerini

Un centaure pris au piège de la production énergétique

Baro d’evel lance son cheval perturbateur dans ce monde trop connu. Drapé dans ses plans qui le rapprochent de l’être mythologique et immortel chargé de fabriquer des héros, il est le le centaure au corps d’homme et à la tête d’équidé, le lien avec notre origine en même temps que l’animalité qui nous reste. Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias avaient associé l’animal réel – oiseau ou cheval – dans leurs précédentes créations, tissant un lien entre les entités du vivant. C’est dans leur fusion mythologique que s’inscrit le spectacle, au moment où, justement, la destruction de ce monde est à l’œuvre. À côté de l’inanité de l’activité humaine subsiste du non dompté, une force sauvage en permanente transformation qui se dresse, grandit et occupe l’espace. Celui-ci se peuple de merveilleux. Le rêve et la réalité s’interpénètrent sans discontinuité ni rupture.

© François Passerini

© François Passerini

Le ratage en série comme clé de réussite

Le ratage est ici érigé au rang d’œuvre d’art. Les dialogues sont transformés en amorces de mots inachevés, les mouvements sont avortés ou empêchés, réduits à l’état d’embryons sans suite, les sauts retombent de travers, les objets récalcitrants ne sont jamais à la bonne place et leur utilisation est problématique. Quant aux relations entre les personnages – il y a de l’idylle non réalisée en germe – elles hésitent entre rapports formels et proximité. Ils titubent, tombent, se relèvent, chutent à nouveau avec une gestuelle qui se rapproche de l’art clownesque en même temps qu’ils explorent une chorégraphie du déséquilibre et de la chute, du roulé-boulé et de la rencontre des corps, du porté et de l’effondrement. Dans ce chevauchement des disciplines artistiques on retrouve la dimension philosophique d’une errance sur les terres désertiques de ce pays pétrolier imaginaire.

© François Passerini

© François Passerini

De pluies en musique et de ruissellement musicaux

Le son est de la partie dans ce dérèglement organisé de notre monde. Car ça fuit de partout. L’eau tombe du plafond et l’homme et la femme, réunis dans cette entreprise de démolition pleine d'énergie, s’échinent à en limiter les dégâts, plaçant ici ou là et en nombre croissant des récipients pour tenter de canaliser les déversements intempestifs et capricieux qui ponctuent et contrarient le déroulement du « travail ». Au-delà du gag – prévisible en même temps que loufoque dans sa répétition attendue – qui évoque une société en pleine déconfiture, ces fuites ouvrent des voies – d’eau – à une création sonore des plus intéressantes car le son des gouttes qui frappent le métal des récipients, réverbéré, transformé et multiplié, forme la base d’une symphonie de bruits qui créent une musique inventive et déjantée.

© François Passerini

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À parcours erratique, voix en confitures et en déconfitures

Le travail sur la voix de Claire Lamothe est tout aussi intéressant. Là où Julien Cassier se bat avec ses borborygmes, ses hésitations, ses phrases avortées et ses miettes d’expression, la comédienne et danseuse chante de belle et mélodieuse manière « Personne n’est le fou du roi », se livre au lamento ou entame à pleine voix de gorge le rock « Mazùt Corporation ». Elle joue avec la musique, passant d’un registre à l’autre, transformant à l’envi la mélodie en miaulement ou en hurlement sauvage, introduisant le chanter faux volontaire pour fausser encore un peu plus les repères, faisant du gargouillis de gorge ou de la respiration un des outils de la partition musicale avec une inventivité jubilatoire qui balade le son d’un bord à l’autre du plateau pour notre plus grand bonheur.

À l’échelle de ce spectacle total mêlant danse et acrobatie, art du clown et arts plastiques, théâtre et chant, harmonie, osmose et dissonances jouent à saute-mouton avec une virtuosité sans faille. Le bruit et le silence, le plein et le vide, le mouvement et sa suspension nous entraînent en apesanteur sur les traces de ce personnage qui s’interroge. « Qu’est-ce qu’on attend exactement ? » La richesse esthétique et poétique de ce royaume pour un cheval à la poursuite d’un oiseau mazouté nous emmène sur les voies escarpées où l’on se remémore qu’il n’y a rien à comprendre hormis que nos manières de vivre sont incompréhensibles et que leur absurdité est de notre fait.

© François Passerini

© François Passerini

Mazùt du Baro d'Evel

Mise en scène Camille Decourtye et Blaï Mateu Trias Avec Julien Cassier, Claire Lamothe Collaboration Benoît Bonnemaison-Fitte, Maria Muñoz et Pep Ramis Création lumière Adèle Grépinet Création sonore Fanny ThollotCréation costumes Céline Sathal Travail rythmique Marc MiraltaI Ingénierie gouttes Thomas Pachoud Construction Laurent Jacquin Régie lumière, régie générale Louise Bouchicot Régie son Timothée Langlois Régie plateau Cédric Bréjoux Direction technique Nina Pire Directeur délégué / diffusion Laurent Ballay Chargé de production Pierre Compayré Administratrice de production Caroline Mazeaud Création 2012 Festival Montpellier Danse Production Baro d'evel Coproductions ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis ; Théâtre Lliure de Barcelone ; le Parvis – scène nationale Tarbes-Pyrénées ; Malakoff scène nationale – Théâtre 71 ; Festival Romaeuropa ; L'Estive, scène nationale de Foix et de l'Ariège Accueils en résidence ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; L'Estive, Scène nationale de Foix et de l'Ariège Avec l'aide à la reprise de la DGCA, Ministère de la culture et de la communication, du Conseil départemental de la Haute-Garonne et de la Ville de Toulouse La compagnie est conventionnée par le Ministère de la Culture – Direction Régionale des Affaires Culturelles d'Occitanie / Pyrénées - Méditerranée et la Région Occitanie / Pyrénées – Méditerranée. Elle reçoit une aide au fonctionnement de la Ville de Toulouse Durée 1h05 À partir de 9 ans 

Du 22 mai au 2 juin 2024 du mercredi au samedi à 20h, matinées les dimanches à 16h
Théâtre des Bouffes du Nord – 37 bis boulevard de la Chapelle, 75010 Paris
www.bouffesdunord.com

De Baro d'evel, voir aussi La Cachette, du 10 au 18 mai 2024 aux Bouffes du Nord

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