21 Mai 2024
Cette exploration du thème de la migration et du regard qu’on porte sur l’Autre prend la forme d’un exercice de style à la fois grave et léger en forme de trilogie théâtrale où se côtoient le théâtre social, le vaudeville et le polar.
Trois saynètes se succèdent dans un espace peu caractérisé, resserrant le propos sur les personnages. Toutes trois mettent en scènes des migrants. Le premier arrive d’Afghanistan, le deuxième de Syrie, la troisième du Maroc. Chassés par les événements survenus dans leurs pays ou attirés par l’espoir d’une vie plus heureuse, ailleurs. En France, ils se trouvent étrangers, confrontés à un regard différent qui les scrute et en même temps observateurs, nécessairement particuliers, d’une réalité qui n’est pas complètement la leur.
Trois intrigues, comme un kaléidoscope de situations
Dans la première histoire, Asmat, qui a fui l’Afghanistan, est hébergé chez une jeune femme, Agathe, dans l’attente d’un rendez-vous lui permettant de séjourner en France. Il ne parle pas français et Agathe tente, maladroitement, d’établir avec lui un contact. Mais la méconnaissance mutuelle est source de suspicion. Qui manipule qui dans cet embryon de communication où le regard naïf, l’attitude silencieuse et faussement ravie du jeune homme révèle la gêne de son interlocutrice et les poncifs associés aux migrants ?
Dans la deuxième, un jeune auteur syrien a rendez-vous avec une metteuse en scène pour créer un spectacle dans un festival consacré aux auteurs en exil. Il lui a envoyé un texte sur sa jeunesse à Oms, qui a motivé son invitation, mais ce qu’il lui propose, c’est un vaudeville mettant en scène dans un triangle amoureux le maire de Paris, sa femme et sa maîtresse. Dans ce jeu de rôles qui singe une forme théâtrale typiquement française se racontent les « attendus » du thème de la migration et ce qui se passe lorsque ce thème est détourné, dévoyé.
La troisième fable met en scène une jeune chercheuse marocaine, intégrée au CNRS sous l’impulsion de sa directrice de thèse, pour poursuivre ses recherches sur les tumeurs cancéreuses injectées dans des œufs de poule. Celle-ci fait du projet de la jeune femme un thème prioritaire, au détriment du travail de ses collègues. Elle est en bonne voie pour concourir à un prix prestigieux et l’on découvrira plus tard que sa patronne envisage de s’approprier ses recherches. Mais voici qu’une nuit, tous les œufs sont détruits, mettant fin à une ambition prometteuse. La recherche du coupable servira de révélateur aux jeux complexes qui lient le financement de la recherche, le statut d’étranger et les rapports hiérarchiques existant au sein des labos.
Etranges étrangers
Aucune de ces pièces ne livre un rapport univoque entre autochtones et étrangers. Compassionnelle ou vénale, faite d’incompréhensions, de doutes ou de méfiance, la relation entre les Français « de souche » et les étrangers qui débarquent dessinent les multiples nuances de notre rapport à l’étranger. A l’inverse, le regard que posent sur nous ces immigrés a des allures de passage au scanner de nos contradictions, de nos lâchetés, de nos faux-fuyants. Ainsi, les pièces renvoient dos à dos ces variations de regards qui sont autant d’interrogations sur notre comportement face à l’Autre, l’inconnu, l’étranger, parfois chargé des maux de la société, d’autres fois magnifié par notre culpabilité.
Un exercice de style théâtral
A travers ces variations sur la nature de l’Autre, dans laquelle nous nous reflétons comme dans un miroir déformant pour y trouver un écho de nos peurs et de nos attentes se joue une autre pièce : celle du théâtre, qui est au cœur de cette interrogation où l’indécision court en permanence de manière sous-jacente. Car il s’agit bien du théâtre et de ses multiples formes que sont les genres. A la forme presque « naturaliste » de l’accueil de l’immigré afghan répondent la comédie proposée par l’auteur syrien et son histoire et l’intrigue policière autour du thème de la chercheuse en biologie et de la quête du coupable. Les acteurs endossent tour à tour les vestes de leurs personnages, passant de l’un à l’autre, échangeant les regards, retournant les points de vue. Une certaine jouissance de l’exploration est perceptible dans ce jeu de rôles qui explore des champs d’interprétation aussi divers que divergents. Dans ce spectacle qui ne se laisse pas enfermer s’impose, pour le spectateur, l’idée que dans la diversité du monde, on est toujours l’étranger de l’Autre et que l’Autre, c’est aussi nous-même.
Je suis perdu. Texte et mise en scène de Guillermo Pisani
Avec Caroline Arrouas, Arthur Igual, Elsa Guedj Lumières Clara Pannet Sur une conception de Bruno Marsol Conseil scénographie, costumes Céline Perrigon La pièce est éditée chez: Esse que éditions Production/diffusion Le Petit Bureau – Virginie Hammel Production Compagnie LSDI Coproduction Théâtre Ouvert – Centre national des dramaturgies contemporaines Avec le soutien de la DRAC Ile-de-France, de La Chartreuse de Villeneuve-Lez-Avignon – Centre national des écritures du spectacle, de Lilas en Scène Avec le soutien et l’accompagnement technique des Plateaux Sauvages Coréalisation Théâtre de la Tempête Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et soutenu par la ville de Paris Durée 1h45
Du 7 au 23 juin 2024, mar.-sam. 20h30, dim. 16h30
Théâtre de la Tempête – Route du Champ de manœuvre, 75012 Paris www.la-tempete.fr