9 Juin 2025
Ce spectacle fort, présenté en deux parcours de six nouvelles de cet auteur américain, d’origine modeste, né dans l’Oregon, considéré comme un nouvelliste de premier plan, offre l’opportunité d’une plongée dans le cœur d’une humanité engluée dans l’usure journalière et la désespérance.
Dans le bar situé à l’entrée du théâtre, les spectateurs sont invités à prendre place aux tables sur lesquels des cartons de bingo ont été disposés. Nous sommes déjà dans les entre-deux qui séparent les parties du spectacle et Carver est présent car ce jeu est l’un des thèmes choisis par l'auteur pour la nouvelle Si tu veux bien, où il met en scène deux Américains moyens, coutumiers du bingo du vendredi soir, qui se voient privés de leur place habituelle par un couple de hippies – et qui perdent, naturellement, quand la chance sourit à l’autre couple. Nous voici dans l’ambiance, soft et festive mais déjà théâtrale, de ce qui nous attend.
Armel Roussel, le metteur en scène, expose la règle du jeu. On nous a distribué, lors du retrait des places, des bracelets de couleurs différentes – il y a vingt spectateurs par couleur. Ils formeront de petits groupes qui devront suivre un guide qui les emmènera dans le théâtre où ont été créées douze salles dont on n’explorera, en une séance, que l’une des moitiés, intitulées « Face A » et « Face B » pour reprendre le vocabulaire du microsillon, contemporain de Raymond Carver. Selon la répartition, on verra donc : Tais-toi, je t’en prie ; Pourquoi l’Alaska ?; Débranchés ; Fièvre ; Plumes ; Where’s everyone ? (Face A) ou Intimité ; Gloriette ; Cathédrale ; Petites choses ; Débutants ; Personne ne disait rien (Face B).
Douze nouvelles d’après Raymond Carver
Raymond Carver est essentiellement un nouvelliste et un poète, actif dans les années 1960-1980. La nouvelle, forme brève, condensée de la littérature, est chez lui associée à un minimalisme qui s’attache au microcosme d’une société en perdition, un monde de loosers dans une Amérique moyenne ou pauvre. Carver est une figure marquante du dirty realism. Il s’appuie sur un presque rien des situations, souvent présentées comme le lent délitement d’une vie marquée par l’échec, professionnel et amoureux, l’alcool et la drogue, sans chute finale et sans autre issue que la reconduction des jours de dérive.
Robert Altman, dans le puissant Short Cuts (1993), a traduit au cinéma, dans un chassé-croisé de différentes histoires, la violence qui se révèle derrière ce portrait en apparence anodin d’une Amérique dont l’image ne cesse de pourrir et de se déliter.
Les douze nouvelles choisies pour le spectacle ne dérogent pas à cette vision, même si le metteur en scène, Armel Roussel, décide de laisser filtrer, par endroits, pour traverser les brumes de l’alcool et les déserts de l’échec et de la solitude, un rayon de soleil qui éclaire des lendemains un peu plus lumineux. Utilisant le monologue, le duo, le trio ou le quatuor de comédiennes et de comédiens, il laisse à la narration toute sa force brute en même temps que son apparente simplicité, et en révèle, à travers la manière d’énoncer, de proférer le texte, toute la charge de sens inexprimé en même temps que l’ambiguïté qui la place à cheval sur la frange étroite entre réalisme et onirisme.
Une promenade dans le théâtre comme dans l’espace monde et dans les médias
Les six pièces de chacune vingt minutes qui constituent le parcours de chaque « Face » entraînent le spectateur dans une déambulation dans divers lieux du théâtre, sur le plateau, divisé pour l’occasion en mini espaces théâtraux, dans les gradins, faisant face à un écran où l’on découvrira un film, ou dans l’espace technique de l’atelier de montage du théâtre.
Les représentations de chacune des nouvelles placent chaque fois les spectateurs dans une configuration différente dans le rapport scène-salle – de face, en bi-frontal, en quadri-frontal – et jouent aussi avec l’utilisation des médias. Qu’il s’agisse d’une chambre ou d’un appartement, d’une cabine de radio, qui permet d’évoquer la rencontre, réticente, d’un homme avec un vieil ami de sa femme, un aveugle qui échangeait avec elle des confidences par cassettes interposées, ou de la projection d’un film, les points de vue varient, la place du spectateur évolue, les manières de traiter chaque nouvelle aussi.
Si les lieux proposent chaque fois une approche différente, les textes de Carver sont aussi transposés, de l’espace de l’Amérique blanche et modeste vers un road-movie immobile sur les routes estoniennes ou dans le cadre d’un jardin au Japon, ou encore dans une plongée savoureuse et très contre-bollywoodienne en Inde, sur les traces de deux couples aux antipodes l’un de l’autre. Manière de déplacer ces thèmes que sont les amours ratées, la solitude, l’abandon, la maladie, la mort et les problèmes sociaux, à une échelle qui nous concerne tous et que traversent, comme un leitmotiv obsédant, l’alcoolisme, qui fut aussi le compagnon de l’auteur, dans son enfance familiale comme à l’âge adulte, et la drogue.
Parlez-moi d’amour…
Qu’ils regardent en arrière les meilleurs moments de leur passion défunte ou s’abîment dans la vision de leur infortune amoureuse, qu’ils règlent leurs comptes en se disant qu’ils s’aimaient follement ou se retrouvent seuls à assumer les enfants, qu’ils noient dans l’alcool l’abandon de l’autre ou se complaisent dans une jalousie morbide, ce sont des êtres à la dérive que Carver, épaulé par Armel Roussel, met en scène. Des êtres fragiles, qui ont rêvé d’être autre chose que ce qu’ils sont, qui se sont imaginé mener une vie exaltante où les jours seraient fait d’exceptions et que la réalité a cueillis, comme un uppercut en pleine tête.
Quand ils restent en couple, ils n’ont plus rien à se dire, sinon à se glorifier de vétilles ou à débiter la liste des maladies qui les attendent et à débattre de leur droit à mourir. Et lorsqu’ils se sont séparés, ne leur reste la descente aux enfers qui les fait tourner en rond et se débattre sans espoir de salut.
Une humanité en perdition
Ces naufrages de la vie ordinaire, Carver les dépeint en narrations à la première personne, traversées de dialogues. Incarnées chaque fois par un personnage dont on adopte le point de vue pour suivre l’histoire, elles sont dans le même temps distanciées comme pour mettre du champ entre le personnage et sa douleur. C’est dans l’intervalle entre proximité et éloignement de soi que s’inscrivent les situations dépeintes par l’auteur et que souligne la mise en scène, transformant les personnages en voyeurs de leur propre débâcle dont le public, à son tour, se fait le regardeur.
Ces personnages, on les retrouve au lit, désaccordés comme un piano dont le cadre est cassé, ou face à face à déballer leur trop plein d’échecs. On les rencontre en groupe, lâchant dans les vapeurs d’alcool ou au détour d’un joint la bride à leur imaginaire. On les épingle seuls, victimes prises au piège d’un quotidien projeté dans le fantastique.
Dans Fièvre, Vincent Minne campe avec maestria un père de famille dépassé par les événements, seul avec ses enfants – sa femme l’a abandonné mais semble cependant connaître, sans en être informée par lui, les problèmes dans lesquels ils se débat dans sa recherche d’une nounou. Son univers, un espace nu, échappe au réalisme pour se teinter de fantastique alors que l’homme sombre dans la paranoïa.
Dans Where is everyone ?, l’acteur estonien Jarmo Reha livre le portrait convaincant d’un homme déchiré dans un environnement onirique, donnant à son mal-être une dimension presque métaphysique dans un espace incertain, à mi-chemin entre un bar et un appartement, traversé de visages déformés et de scènes de trafic urbain présentés à l’horizontale pour les détacher de tout réalisme,.
Décalés, déjantés sont les deux couples de Pourquoi l’Alaska ? où une pipe à eau de forme insolite et des chaussures neuves tracent leur route entre les biscuits apéro et les bouteilles de soda sur fond de teuf et de drogue, et c’est à un autre quatuor qu’est dédié le film réalisé par Koumarane Valavane & Indianostrum, inspiré de Plumes, qui déplace en Inde l’invitation à dîner d’un couple par un autre couple. Introduisant une différence sociale entre les deux couples, le réalisateur dresse le portrait savoureux d’une famille pauvre où la promiscuité contraint les relations de couple à une gymnastique bien particulière, et l’oppose à une famille aisée mais ridicule dont les histoires de dentition et la présence d’un bébé particulièrement laid se mêlent à la présence de danseurs devenus paons, soulignant non sans dérision la place de premier plan de cet oiseau dans la culture indienne, un symbole d’immortalité mis à l’honneur par le dieu Krishna.
De chambre d’hôtel en cabane de pêche, de meurtres de limaces en règlements de compte entre amantes, et alors que pêcher pourrait bien changer d’accent, cette carte du Tendre, truffée d’accidents et d’avanies à grands coups d’alcools forts et de substances illicites, a la saveur acide mais riche d’un bain en eaux profondes et dangereuses. Il émane de ce « terrain de jeu fictionnel » tel que le définit Armel Roussel, en dépit du « soleil » qui surgit par moments avec l’idée d’en sortir, l’expression d’une profonde et touchante désespérance…
Soleil
Spectacle en deux parcours qui permettent chaque soir de découvrir six nouvelles S D’après Raymond Carver S Mise en scène Armel Roussel S Assistanat général Joe Gardoni S Direction technique Nicolas Ahssaine S Régie générale José Moya S Musique et son Théophile Rey, Pierre-Alexandre Lampert, Sarah Wéry, Coline Wauters, Judith Williquet, Ashley Martin S Décors Alissa Maestracci S Lumière Stéphane Babi Aubert S Vidéo Simon Benita S Costumes Coline Wauters S Production Camille Grange Diffusion, communication Alex Sartoretti S Production [e]utopia/Armel Roussel S Coproduction Théâtre Varia – Centre dramatique de la Fédération Wallonie-Bruxelles, Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, Coop asbl et Shelter prod S Avec l’aide de la Fédération Wallonie-Bruxelles-Service du théâtre S Aide à la diffusion Ville de Paris Soutiens taxshelter.be, ING ; tax-Shelter du gouvernement fédéral belge, de Wallonie-Bruxelles Théâtre-Danse ; dispositif d’insertion de l’école du Nord, financé par le ministère de la Culture et la région Hauts-de-France S Coréalisation Théâtre de la Tempête S [e]utopia est sous contrat-programme avec le ministère de la Culture de la fédération Wallonie Bruxelles S Durée 2h30 environ
Les distributions de chacune des nouvelles
Bingo ColineWauters
FACE A
Tais-toi, je t’en prie. Avec Lode Thiery, Judith Williquet. Alors qu’ils sont ensemble depuis des années, la vie heureuse d’un couple marié bascule. La femme avoue à son mari l’a trompé il y a quelques années. Il a du mal à le digérer...
Pourquoi l’Alaska ? Avec Romain Cinter, Ashley Martin, Anthony Ruotte, Aymeric Trionfo. Deux couples d’amis se retrouvent lors d’une soirée. L’un d’eux pense déménager en Alaska. Iels se demandent ce qu’on trouve là-bas, jusqu’à ce que le chat les interrompe...
Débranchés. Avec Carole Gantner, Serge Yéroné Koto. En pleine nuit, le téléphone sonne. C’est un mauvais numéro, mais le couple est perturbé et n’arrive pas à se recoucher. Ils se mettent à parler de maladie, y allant chacun de leur théorie hypocondriaque, et de fin de vie.
Fièvre. Avec Vincent Minne. La femme de Charles l’a quitté, le laissant seul avec ses deux enfants et la nounou qu’elle lui a recommandée. Mais Charles tombe malade, et la paranoïa, s’installe...
Plumes. Film réalisé par Koumarane Valavane & Indianostrum. En dialectes indiens – marathi, tamoul – et anglais, sous-titrés en français. Dans ce film tourné en Inde, un couple rend visite à des amis. Il découvre les habitudes particulières de leurs hôtes et leur étrange bébé.
Where’s everyone ? Avec Jarmo Reha. En estonien surtitré français. Dans un bar, un homme fait le point sur sa vie, son alcoolisme, ses relations compliquées avec sa famille alors qu’à la télé défilent des images de guerre imminente en Estonie.
FACE B
Intimité. Avec Eva Papageorgiou. Entre rêve et réalité, une femme raconte comment son ancien compagnon s’est servi des pires moments de leur relation pour devenir un auteur à succès et livre enfin son point de vue.
Gloriette. Avec Jade Crespy, Chloé Monteiro. Un couple de femmes gérantes dressent le bilan de leur mariage alors que la fin de leur couple approche inexorablement. Dehors les clients s’impatientent...
Cathédrale. Avec la voix de Karim Barras et Jeanne de Mont. Dans une cabine de radio, un homme raconte la visite d’un ami de sa femme, un aveugle. Une étrange soirée s’ensuit….
Petites choses. Avec Uiko Watanabe. En japonais surtitré en français. Une nuit, Nancy entend sa grille grincer. Elle trouve le voisin en train de tuer les limaces qui envahissent son jardin. Elle se compare à elles, évoque la sensation qu’elle a de n’aller nulle part.
Débutants. Avec Paul-Adrien Bertrand, Arnaud Chéron, Lucie Guien, Fatou Hane. Lors d’une gin party bien arrosée, deux couples d’amis réunis dans une cuisine se mettent à parler d’amour. Entre rire et larmes, au fil des verres, les langues se délient et la nature des relations des couples se dévoile.
Personne ne disait rien. Avec Sam Chemoul. Dans une cabane, au cours d’une journée de pêche riche en péripéties, un adolescent expose ses frustrations, principalement sexuelles, à toute allure et sans tabou.
Du vendredi 6 juin au dimanche 22 juin 2025, mar.-sam. 20h, dim. 16h
Théâtre de la Tempête – Route du Champ-de-Manœuvre 75012 Paris
Informations et réservations T 01 43 28 36 36 - www.la-tempete.fr
Du 30 septembre au 4 octobre 2025 au Théâtre du Nord, Lille
Du 14 au 22 novembre 2025, simultanément aux Théâtre Varia et Théâtre Les Tanneurs, Bruxelles