27 Juin 2025
Jean-Baptiste Seckler propose une approche inédite du sculpteur comme du spectacle de théâtre en se plongeant les mains dans la glaise et en nous immergeant dans le concret de la sculpture.
À l’entrée du public, il est déjà en scène, contemplant une tête inachevée de Camille Claudel, la maîtresse dont il est pour l’heure amoureux fou, lui, le sculpteur de vingt-quatre ans son aîné à la virilité galopante, surnommé en son temps le « Bouc sacré », qui s’émerveille de la beauté des corps. Les mains dans la glaise, il retouche à l’ébauchoir, au poinçon, aux outils de modelage, la forme d’un œil pour le moment aveugle. Il trempe ses mains dans l’eau, parfait le poli d’une joue, prête vie au visage. La force du spectacle est là : dans la manière de montrer l’art en train de se faire, au-delà du théâtre, à travers les petits boudins d’argile ajoutés, le creusement d’une paupière, le ponçage d’une surface par trop rugueuse.
Une évocation en pointillés de la vie de l’artiste
À travers des extraits de correspondance, on verra ainsi passer l’ombre, exclusive et passionnée, de Camille Claudel, la sœur de l’écrivain et diplomate, talentueuse sculptrice élève de Rodin avec qui celui-ci vivra une passion amoureuse de plus d’une dizaine d’années qui entraînera la jeune fille vers la folie, puis celle de Rose Beuret, une ouvrière couturière fille de cultivateur, illettrée, qu’il finira par épouser à la fin de sa vie, en 1917, sans reconnaître le fils qu’il a eu d’elle.
Mais le propos n’est pas de présenter un biopic sur Rodin. Ce qui intéresse Jean-Baptiste Seckler, c’est de plonger dans ce qui compte dans le travail du sculpteur. C’est cette recherche permanente de la beauté, qu’il trouve aussi bien dans le corps d’une très vieille femme que dans la tension des muscles d’un jeune homme au corps d’athlète, dans la rondeur d’une fesse, dans le modelé d’un sein, le galbe d’une silhouette.
L’atelier, comme un raccourci de biographie
Dans l’atelier, au côté de la statuaire grecque – le personnage de Rodin y caresse une reproduction en réduction de la Vénus de Milo – et du portrait de Camille en gestation, le voici qui dévoile une version en plâtre du Penseur, dans sa version monumentale de près de deux mètres de haut. Le projet d’origine, qui ne mesurait que soixante-dix centimètres, portait le titre de « Poète » et était destiné à orner le tympan de la Porte de l’Enfer, commandée en 1879 à l’artiste pour l’ouverture du musée des Arts décoratifs, à l’emplacement actuel du musée d’Orsay, dont le projet fut abandonné, privant l’artiste de sa réalisation en bronze, qui ne sera achevée qu’après sa mort.
Rodin y représentait Dante, l’auteur de La Divine Comédie qui avait inspiré La Porte de l’Enfer, penché en avant pour observer les cercles de l’Enfer en méditant sur son œuvre : un être au corps torturé, en même temps qu’un esprit libre, décidé à transcender sa souffrance par la poésie. On y trouve, rassemblée en une seule image, l’admiration que professait Rodin pour l’humanisme de la Renaissance, à travers Dante, mais aussi Michel-Ange pour qui il se passionne lors de son « tour » d’Italie, en même temps que sa volonté d’imposer une autre image que celle de la perfection plastique des maîtres anciens. Jean-Baptiste Seckler y montre ici l’opposition du sculpteur aux tenants d’un académisme préoccupé de forme mais dépourvu de sens.
Un « ailleurs » de l’atelier très opportunément présent
Un intéressant travail de création vidéo, qui fait d'elle un acteur à part entière du spectacle, accompagne le déroulement de la pièce. Sur le drap blanc de fond de scène qui matérialise l’absence de décor devant lequel les modèles étaient placés avant de figurer dans des scènes, des projections apparaissent : poses de nus féminins dont les torsions et étirements du corps sont soulignés. Le comédien-sculpteur, sur scène, en fixe les lignes de force sur papier, faisant comprendre à la fois l’importance du dessin dans l’œuvre de Rodin et la puissance qui émane de ces corps tordus, dans l’effort ou dans le désir, chairs vivantes dotées d’éclats de conscience. On y verra aussi projetée la version achevée des Portes de l'Enfer, en réponse au texte.
Dans une fusion entre la réalité de la scène et l’évocation vidéo, la transformation du personnage de Rodin, passé derrière le rideau en ombre chinoise pour devenir sculpture de Balzac, impressionnante dans la massivité monolithique qu’on lui connaît, est, dans ce jeu d’ombres qui se joue, l'affirmation de la force de l'illusion contenue dans la création : deux illusions se fondent ici en une pour en magnifier le triomphe, qui est aussi l’essence du théâtre.
Une vie d’artiste et ses contempteurs
Le Penseur aborde aussi d’autres aspects de l’homme et de son œuvre. Il nous décrit un atelier fait pour la déambulation des modèles, leur vie au naturel, en liberté, non contrainte à des séances de pose mortifères. C’est cette vie-là que Rodin veut saisir, et il conviendra bien à l'artiste, lorsqu’on lui passe commande d’un monument à Victor Hugo, que le poète, homme politique et auteur dramatique refuse de poser, après avoir subi les trente-huit séances de pose de Nicolas Victor Vilain.
Le sculpteur, à l’approche de la cinquantaine, accède à la notoriété, et avec elle à un redoublement de critiques. C’est le moment où il illustrera les Fleurs du Mal de Baudelaire, pour Gallimard, mais aussi celui de la commande du Baiser pour l’Exposition universelle de 1889, du monument à Victor Hugo et, sur la demande de la Société des gens de lettres, du Balzac qui collectionne les épithètes peu flatteuses : « colossal fœtus », « nullité », « néant », dont le spectacle fait état. « On dirait du veau », lance même un critique à propos de cette œuvre que Rodin mettra sept ans à réaliser, offrant à l’écrivain une monumentalité à la mesure de son œuvre littéraire.
On regrettera cependant que le reproche de « non fini », appliqué négativement par la critique à l’œuvre de Rodin, qui est pour le sculpteur une revendication fondamentale, ne soit pas rattaché, dans le spectacle, à ces personnages qui – à la suite de ce que Michel-Ange avait fait en son temps – sortent du marbre brut comme pour s’arracher à la pierre.
Une interprétation « œcuménique »
Les références qui alimentent le Penseur de Jean-Baptiste Seckler sont nombreuses, mais éclatées et, comme les multiples fragments de glaise que le sculpteur appose pour compléter son œuvre, cette collection de « moments » qui disent l’artiste plus que l’homme ne peut être appréciée dans toute sa richesse et dans toute sa diversité que si l’on a une vue d’ensemble de ce que fut le personnage. Il n’est pas sûr que le spectacle atteigne cet objectif si l’on n’a pas une connaissance préalable du parcours de Rodin.
Par ailleurs, il gomme une face peut-être moins flatteuse et moins « lisse » du personnage. Celui qui fut un véritable chef d’entreprise, avec ses cinq à vingt-six assistants sculpteurs et la cinquantaine d’ouvriers de ses ateliers de Meudon en même temps qu’un invétéré coureur de jupons, fût-ce pour la cause de l’art, était un homme au caractère puissant, voire irascible, ce que le spectacle, dans son souci de montrer l’autre face du personnage, celle de l’amoureux de la beauté, laisse de côté.
Mais il est difficile de tout dire sur Rodin en une heure de temps. La « version » de Jean-Baptiste Seckler, véritablement originale dans sa conception, a l’immense mérite de nous faire toucher du doigt, et des mains de sculpteur de son interprète, une aventure artistique qui visait à « la simplification, qui est la vraie grandeur ».
Le Penseur - Au cœur de l’atelier de Rodin
S Adaptation, mise en scène et interprétation Jean-Baptiste Seckler S D’après les mots d’Auguste Rodin S Assistant à la mise en scène Mathieu Durand S Création vidéo Merlin Pardo S Lumières Martin Protais et Solange Milhaud S Costumes, décor, scénographie Jean-Baptiste Seckler S Production Delys Production S Coréalisation Théâtre Lucernaire S Soutien Polyester 93 S Durée 1h
Du 28 mai au 27 juillet 2025, à 19h du mercredi au samedi , dimanche à 15h30
Théâtre Lucernaire – 53, rue Notre-Dame-des-Champs, 75006 Paris
Rés. • www.lucernaire.fr • tél. 01 45 44 57 34