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Arts-chipels.fr

Intimidades com a Terra, décoloniser l’ethnologie.

Phot. © Pedro Pina

Phot. © Pedro Pina

La metteuse en scène documentariste portugaise Joana Craveiro revisite les essais d’ethnologie en jetant un nouveau regard sur les peuples « autochtones » et leur rapport à la nature. Elle entraîne le public dans une déambulation ludique dans ses archives, pour lui apprendre à désapprendre les idées reçues et à entrer en intimité avec la Terre. Le spectacle, en portugais surtitré et en français, est programmé dans le cadre des Chantiers d’Europe, initiés par le Théâtre de la Ville à Paris, Lisbonne et Florence.

L’Europe culturelle : un chantier

Le Festival Chantiers d’Europe, qui fête sa 15e édition, a été imaginé, au départ, par Emmanuel Demarcy-Mota pour pallier le manque de visibilité des artistes des pays du Sud de l’Europe, Grèce, Portugal, Italie, Espagne, parents pauvres des échanges culturels dans l’Hexagone, et méprisés sous l’acronyme de PIGS (« porcs ») – ou PIIGS si l’on inclut l’Irlande –  par la presse financière anglo-saxonne. C’est dans ce cadre qu’on a pu découvrir en France Tiago Rodrigues, nous rappelle le directeur du Théâtre de la Ville, lui-même de mère portugaise. « Ce rendez-vous pluridisciplinaire, précise-t-il, questionne notre mémoire commune, interroge les enjeux contemporains et affirme une urgence : celle de construire ensemble un chemin fait d’altérité, d’espoir et d’imaginaire européen partagé. »

Cette année, les créatrices et les créateurs viennent de six pays et ont transité par Lisbonne et Florence avant de jouer à Paris. L’Italienne Marta Cuscun donne la parole à d’étranges corbeaux mécaniques (Corvidae). La compagnie espagnole AzkonaToloza, dans Cuerpos Celestes, examine les limites de l’économie de marché. Le circassien français Jean Daniel Broussé livre sa recette du pain. La chorégraphe irlandaise Oona Doherty met en perspective son histoire familiale et le folklore de son pays. Quant à Lisaboa Houbrechts elle propose une version très personnelle de Mère Courage. Autre voix singulière entendue ces jours-ci : l’autrice et metteuse en scène portugaise Joana Craveiro.

Phot. © Carlos Fernandes

Phot. © Carlos Fernandes

Débusquer la pensée coloniale

Ethnologue de formation, Joana Craveiro a tout de suite bifurqué vers le théâtre, pour porter à la scène, avec sa compagnie Teatro do Vestido, des spectacles documentaires (une soixantaine) qui interrogent, à partir d’archives et d’enquêtes de terrain, la mémoire collective, l’écologie politique, la pensée coloniale.

Intimidades com a Terra (Intimités avec la Terre) est issu d’une investigation ethnologique au sein de la tribu des Ramapough Lenape près de Newark aux États-Unis, où l’autrice a passé plusieurs mois, et d’une recherche dans de nombreux ouvrages, qu’elle cite tout au long du spectacle. Une déambulation en quatre stations, dans les sous-sols du Théâtre Sarah Bernhardt nous amène en premier lieu dans une sorte de cabinet de curiosités. Là, la metteuse en scène et son partenaire de jeu, Estêvão Antunes, commentent cartes des empires coloniaux, livres contenant les observations scientifiques des explorateurs, dictionnaires des langues vernaculaires, traités d’ethnologie, dont ceux du Britannique Evans-Pritchard, spécialiste du Moyen-Orient, et celui de la Portugaise Margot Dias portant sur les peuplades des colonies de son pays... Une avalanche d’informations, délivrée avec humour, qui invite à aller plus loin.

Phot. © Carlos Fernandes

Phot. © Carlos Fernandes

Le regard des anthropologues

« Les meilleures réponses se trouvent dans les questions qu’on ne pose pas », estime Joana Craveiro. Il s’agit pour elle de découvrir ce que les populations autochtones ont encore à apprendre aux sociétés dites « civilisées », « d’écouter différemment, comme si l’on ne savait rien : «  Par exemple, avec la mère du clan Ramapough, j’ai appris que, pour elle, les plantes et mêmes les pierres étaient chargées d’un sens profond ; elle m’a ainsi transmis une compréhension du paysage que je n’aurais jamais pu avoir dans mon propre pays ».

Dans la Salle des œillets du théâtre, un petit jardin a été aménagé, où la comédienne nous propose, parmi les plantes, un florilège de considérations pour redécouvrir des populations déjà étudiées. Elle cite les réflexions de Claude Lévi-Strauss qui, dans l’introduction à son ouvrage sur les Indiens d’Amérique du Sud, Tristes Tropiques, prenait ses distances avec le genre du récit de voyage – « Je hais les voyages et les explorateurs », écrivait-il – et qui formulait ses doutes quant à son travail d’ethnologue : « Tout ce que je regarde me blesse et je me reproche sans relâche de ne pas regarder assez ».

En réponse elle propose de porter un nouveau regard et cite à ce propos l’essai de Rebecca Solnit, A Field Guide to Getting Lost, où la philosophe américaine constate que nous avons perdu aujourd’hui la capacité de nous perdre et, en abandonnant nos repères, d’entendre ce que ces peuples nous apprennent sur les plantes, les animaux et notre humanité. Ainsi pourrions-nous trouver auprès d’eux des solutions à la crise climatique.

Elle nous parle aussi de l’étude des rêves des indiens Yanomami, menée par la Brésilienne Hanna Limulja : Le Désir des autres, une ethnographie des rêves yanomami. Pour ces peuples amazoniens, à l’inverse de ce que suppose la psychanalyse freudienne pour qui le rêve résulte d’un désir inconscient de l'individu, cette activité nocturne se constitue d’abord comme une manifestation du désir d’un autre : un mort, un esprit ou un animal. Et ce sont les vivants qui décident comment réagir à ces signes.

Phot. © Estelle Valente

Phot. © Estelle Valente

Revenir sur les idées reçues

Dans l’étape suivante, rassemblés autour d’un olivier, nous apprenons la symbolique de cet arbre pour les Palestiniens. Il incarne l’esprit de leurs ancêtres et leur enracinement dans cette terre dont ils ont été privés depuis 1967, bien qu’y vivant depuis plus de 4 000 ans, comme l’attestent les historiens. Loin d’être « une terre sans peuple pour un peuple sans terre », elle était habitée et cultivée sans besoin de titres de propriété. Pour finir, la comédienne s’écroule sur un lit de terre, répandu sur scène au milieu des fleurs. Image choc d’un jardin devenu cimetière des peuples qui se disputent ce territoire.

Joana Craveiro, qui ne cache pas son engagement, fait le lien entre les divers maux engendrés par la colonisation, qu’ils soient d’ordre éthique, écologique ou politique. Pour elle, il s’agit d’un combat global qui nécessite un changement de paradigme, en particulier dans le domaine de l’ethnologie et des sciences sociales. Souhaitons que ce courageux spectacle puisse continuer sa route.

Initimidades com a terra (Intimités avec la Terre)
S
Conception, écriture et interprétation Joana Craveiro S Composition musicale et interprétation Francisco Madureira S Ecriture du prologue et interprétation Estêvão Antunes, Tânia Guerreiro S Scénographie Carla Martínez S Costumes Tânia Guerreiro S Lumière et direction technique Leocádia Silva S Directrice de production Alaíde Costa S Assistante de production et communication Maria Inês Augusto S Production Teatro do Vestido S Coproduction Marie d’Obidas, Teatro Viviato, Teatro Municipa de Vila Real S Durée 1h30 S En français et en portugais surtitré

Vu le 24 juin 2025 au Théâtre de la Ville - Sarah Bernardt, place du Châtelet, Paris 4e
Chantiers d’Europe, du 5 au 29 juin 2025

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