10 Juin 2025
Pierre Martot, seul en scène, réussit à faire de l’exploration de l’absurde que propose le texte philosophique d’Albert Camus un objet théâtral vivant et limpide.
Il porte sur le dos un pardessus qui rappelle celui dont Camus est habillé sur les photographies qu’on connaît de lui. Pierre Martot n’aura pour tout support qu’une petite table de travail, un micro et quelques feuillets de l’ouvrage. Il a choisi de nous offrir en partage un essai d’Albert Camus publié en 1942 : le Mythe de Sisyphe, dans lequel l’auteur, qui n’a pas trente ans, met en lumière l’absurdité de la condition humaine et la révolte qui, seule, est en mesure de donner son prix à la vie. Un texte littéraire, non imaginé pour le théâtre, mais qui met en jeu, au-delà de la philosophie, des considérations sur l’acteur et sur l’art.
Une philosophie de la révolte
À travers un cheminement en quatre étapes, Albert Camus oriente sa réflexion sur le non-sens de la condition humaine en la menant jusqu’au courage de Sisyphe qui, sans se lasser, gravit la pente, son rocher sur le dos, choisissant pour destin une lutte perpétuelle, tout que sachant que le combat est perdu d’avance.
L’écrivain souligne l’irrationalité des batailles que mène l’homme pour améliorer son existence alors qu’elle s’oriente inéluctablement vers sa mort et que l’énergie qu’il déploie, les espoirs qu’il met dans le futur sont, de toute façon, voués à l’échec. Pourquoi, lorsqu’on en a pris conscience, ne pas accepter ce sentiment de vide, ne pas s’absenter du monde, devenir étranger à soi-même et à la société ? – un sentiment qu’on retrouvera dans l’Étranger, écrit au même moment que le Mythe de Sisyphe.
La raison et la science sont impuissantes à donner une explication du pourquoi de l’existence et de sa finitude, pas plus que quelque divinité qu’on chargerait de gérer l’invention de l’Homme. Il faudra donc puiser dans le déraisonnable et dans le chaos, dans le « silence » du monde, et en intégrer l’aberration, pour redéfinir la place de l’homme et son espace de liberté, de choix.
Camus s’attache ensuite à prendre des exemples de vie absurde, en puisant dans plusieurs « profils » : celui du séducteur – Don Juan – qui ne cesse de recommencer, et pour quel bénéfice ? la même histoire. Vient ensuite l’acteur chez qui être et paraître sont mêlés au point que le paraître crée aussi l’être. Il s’intéresse enfin au vainqueur, au guerrier qui s’engage dans l’histoire, dans l’ici et maintenant, en sachant qu’aucune victoire n’est définitive.
Avant d’aborder Sisyphe, qui est le point d’orgue de sa démonstration, il analyse la position du créateur ou de l’artiste, dont l’activité naît des zones d’ombre laissées par l’irrationalité du monde. « Si le monde était clair, déclare-t-il, l’art ne serait pas. » Encore faut-il pour prendre en compte l’absurde que la création ne charrie ni espoir ni foi. « Maintenant, dira-t-il, ayant écarté le suicide qui est une non-solution, il s’agit de vivre. » On comprendra que c’est dans la possibilité de tenter, perpétuellement, que se situe la liberté de l’homme, dans sa capacité de révolte et dans la passion, qui échappe à la rationalité et se situe dans le registre de l’expérience sensible. On aura, au cours de la démonstration, pénétré dans les arcanes de la matière et on sera passé par Nietzsche, Dostoïevski et Œdipe…
Quant à Sisyphe, c’est l’acceptation d’une « défaite certaine » qui le délivre et le parachève. « Il faut imaginer Sisyphe heureux », affirme Camus, prenant le contrepied de la punition et du supplice infligé par les dieux. Ce qui importe – et qui définit l’homme –, montre l’auteur, ce n’est pas d’obtenir la victoire en atteignant son objectif et mais de lutter pour cela. N’est-ce d’ailleurs pas ainsi qu’il faut voir son engagement dans la Résistance, l’année qui suit la publication du Mythe de Sisyphe ?
Une matière à théâtre
C’est la première fois que le Mythe de Sisyphe est porté au théâtre et l’adaptation de Pierre Martot résonne doublement : parce qu’il y est question d’art et de théâtre et parce que le texte aborde la question du sens de la vie, ce que le théâtre ne cesse de faire en multipliant les personnages comme autant de manières d’interroger le pourquoi du comportement des hommes.
Ce n’est pas par hasard que le comédien-adaptateur reprend le passage, cité par Camus, où Hamlet choisit d’utiliser le théâtre pour forcer son beau-père à traduire par son comportement ce qu’il cache dans les profondeurs de son âme. L’artifice, dans lequel résonne le mot « art », est un révélateur, le moyen pour l’homme d’échapper à l’irrationnalité du monde en imposant la sienne propre, dans le même combat sans succès que celui de Sisyphe. L’expression artistique est, comme son nom l’indique, pression expulsée sans autre but que de le faire, acte étranger au souci de faire œuvre ou à la quête d’espoir ou de foi.
Au moment où la multiplication des médias nous affiche en pleine lumière, jamais la dépossession de soi dans les multiples reflets diffusés n’a été aussi forte, jamais le monde ne nous a autant échappé et jamais nous n’avons eu le sentiment aussi fort d’être « agis » et non « acteurs ». Le théâtre, qui annonce la couleur de l’irrationalité devient un refuge à l’écart du monde, le lieu où se tenir à l’abri du bruit et de la fureur.
Quand un essai philosophique devient un espace pour le jeu
Poser l’essai de Camus sur la scène n’est pas qu’affaire de texte et de contenu. Pierre Martot l’a compris, qui construit son jeu pour accroître son intensité dramatique au fil de la pièce. Si le spectacle commence à la table, il va progressivement, avec le comédien, se mettre en marche, comme la pensée. La déambulation – qui n’est pas ici mouvement désordonné destiné à occuper le plateau – fait avancer le texte. Le corps se met à parler et développe dans l’espace une gestuelle qui traduit les mots. La pensée devient penseur, référence à Rodin qu’on voit passer fugacement, le langage s’anime, il va chercher dans les hauteurs ou au sol la matière de son discours, accompagne de mouvements de bras la danse de l’électron, utilise l’espace comme une matière vivante sur laquelle le texte ricoche.
On apprécie la très grande rigueur nécessaire à rendre le texte, qui est tout sauf aisé, intelligible, à en faire entendre les moindres inflexions, à en capter la force et la beauté, à en percevoir les prolongements possibles et la manière dont il nous interroge. Le travail au petit point accompli par Pierre Martot avec la complicité de Jean-Claude Fall impressionne.
La pensée de Camus s’était articulée autour de deux cycles : l’absurde et la révolte. Un troisième, consacré à l’amour, devait clore la réflexion. Il s’est écrasé contre un platane, un jour de janvier 1960, à Villeblevin, dans l’Yonne.
Le Mythe de Sisyphe. D’après l’œuvre d’Albert Camus (© éd. Gallimard)
S Adaptation et interprétation Pierre Martot S Collaboration artistique et lumières Jean-Claude Fall S Production Compagnie Pierre Martot – Théâtre de Sisyphe, basée à Fontenay-sous-Bois (94) Créé le 01/02/2023 S Coréalisation Lavoir Moderne Parisien et Théâtre Transversal Avignon S Accueil en résidence du Moulin d’Andé (27) S Aide technique Domaine d’O (34) S En partenariat avec le Journal La Terrasse S Durée 1h05
Du 12 mai au 30 juin 2025, lundis et mardis 21 h / jeudis 19h
Théâtre Essaïon - 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris
Du 5 au 26 juillet 2025 à 12h10 (sf mercredi)
Théâtre Transversal Avignon - 10-12 rue d’Amphoux, 84000 Avignon
TOURNÉE 2025 – 26 – 27 (en cours) : Ferney-Voltaire, Vienne, Carcassonne (collaboration ATP Aude)…