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Arts-chipels.fr

Hécube pas Hécube. La tragédie grecque et le monde contemporain s’installent à la même table.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Tiago Rodrigues présente à la Comédie-Française le spectacle qu’il avait créé pour le Festival d’Avignon 2023. Une interrogation sur les relations entre le théâtre et la vie sur fond de vulnérabilités et d’injustices.

Tiago Rodriguez a coutume de mêler les temps et les mondes, rapprochant hier d’aujourd’hui et aujourd’hui d’hier dans une démarche de superpositions qui interrogent à la fois le passé mais surtout notre présent par rapport à lui. Il ne déroge pas à la règle avec Hécube pas Hécube où il mêle la tragédie d’Euripide à une affaire médiatique survenue en Suisse.

Hécube, une mère misérable frappée dans sa chair

Du côté d’Euripide, qui puise dans l’histoire des Troyens, il y a Hécube, la malheureuse veuve de Priam. Après la victoire des Grecs et l’incendie de Troie, non seulement prise de guerre, elle est devenue esclave, mais elle voit ses enfants se faire décimer par les vainqueurs. Après la mort d’Hector, tué par Achille, sa fille Polyxène, qui fait partie du lot attribué à Ulysse, est réclamée en sacrifice par le fantôme d’Achille – le héros convoitait la jeune fille avant d’être tué par Pâris. Quant à Cassandre, devenue l’esclave d’Agamemnon qui la trouvait à son goût, elle sera assassinée par Clytemnestre, l’épouse du chef des Grecs. De ses garçons, ne lui reste que Polydore qu’elle croit en sûreté auprès de Polymestor, roi des Thraces. Mais Polymestor, pour s’emparer du trésor des Troyens laissé à sa garde, assassine Polydore, ôtant à Hécube toute descendance.

Un pendant contemporain de mère

Sur l’autre versant, il y a une comédienne, Nadia, mère d’un enfant autiste placé dans une institution chargée d’enfants souffrant de troubles similaires. Lorsque l’affaire éclate, l’institution est convaincue de maltraitance. Tiago Rodrigues, frappé par ce fait divers qui met en jeu des individus incapables de se défendre, prend contact avec les familles, avec le projet d’écrire sur ce sujet. Leur difficulté à connaître, dans un premier temps, la situation et, ensuite, de trouver le moyen d’introduire les recours et de combattre pour obtenir, à défaut d’une réparation impossible, une condamnation qui empêcherait les responsables de continuer, fût-ce ailleurs, leurs pratiques sont au cœur du croisement contemporain établi avec l’histoire d’Hécube.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Histoires de combat

Ce que Tiago Rodrigues met en parallèle, ce sont les combats, presque perdus d’avance, que mènent avec une obstination sans faille ces deux mères pour obtenir justice. Hécube, la mère défaite, non seulement se lamente sur le sort de ses enfants mais, toute vaincue et privée de droits qu’elle est, trouve en elle-même la ressource de se faire justice en attirant Polymestor et ses deux fils dans un piège, au milieu des femmes troyennes. Elle égorge de ses propres mains les deux enfants de Polymnestor tandis que les Troyennes crèvent les yeux du roi de Thrace avec leur aiguilles. Traduite devant Agamemnon, c’est au nom du droit, des lois de l’hospitalité bafouées et de la justice à rendre qu’elle plaide.

Quant à Nadia, la comédienne, elle aussi réclame justice en intentant un procès dont le spectacle montre plusieurs moments, soulignant la difficulté d’obtenir des témoignages, montrant les pressions que subissent les témoins et la chaîne d’aveuglements délibérés des responsables et des institutions. Elle ira de plus en plus loin et remontera de plus en plus haut dans la chaîne hiérarchique et finira par atteindre l’État.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Un spectacle qui dit son processus de création

Lorsque la pièce commence, les comédiennes et les comédiens sont assis à la table et s’interrogent sur ce que leur inspire l’histoire d’Hécube – ce qui est une des marques de fabrique de Tiago Rodriguez qui met en avant la force du collectif dans la création. Ils se répartissent les rôles qu’ils présentent, face au public, abordent la question de la structure du récit, réagissent face à la problématique posée par la pièce, émettent, non sans humour, réticences et doutes.

Comme dans la tragédie d’Euripide, le chœur et le coryphée seront présents. Emblématiques de la force du collectif, ils interviendront aussi bien dans les scènes consacrées au texte antique que dans la partie contemporaine – les deux sont, de toute façon, intimement mêlées. Car la comédienne qui incarne Hécube est la mère d’Otis, un des jeunes autistes violentés, et que la frontière entre la situation d’hier et celle d’aujourd’hui est devenue poreuse. En elle, la mère moderne et son quotidien, ses urgences, parlent en même temps que la femme tombée à terre mais non vaincue qui s’exprime dans la tragédie grecque. 

Un découpage en plans-séquences

Dans l’un comme dans l’autre cas, on procèdera par flash-back : d’un côté, les meurtres accomplis, de l’autre l’affaire révélée au grand jour. Les costumes ne changeront pas, ou si peu : toujours les mêmes tenues où domine le noir, comme pour dire le deuil. Déstructurés, avec leurs longueurs inégales, leurs plissements et leur composition en bandes, ils diront l’incertitude de l’endroit et du temps où se positionne la pièce, et les acteurs, d’ailleurs, ne se dispensent pas de commenter la chose. La lumière cependant, dont les changements sont brutaux, permettra de différencier l’époque et le lieu auxquels se rattache la séquence. La musique jouera le même rôle. Des extraits des chansons d’Otis Reading, qui renvoient à celles que le jeune Otis au prénom éponyme écoute en boucle, marqueront les translations dans le temps.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

La loi et le droit, au cœur du spectacle

Au-delà du fait que les comédiennes et comédiens français savent y faire pour nous faire entrer dans un propos qui pourrait s’avérer aride, c’est le motif du combat de ces deux femmes qui nous touche. Ce qui heurte Hécube et provoque sa vengeance, c’est l’atteinte faite par Polymestor aux lois les plus élémentaires de l’humanité. Non seulement, il a dérogé aux règles imprescriptibles de l’hospitalité, mais il a tué, par esprit de lucre, un être sans défense dont il aurait dû se faire le bouclier.

De la même manière, au-delà de la souffrance infligée à son fils par les mauvais traitements, la comédienne s’insurge qu’un organisme, censé protéger ces enfants vulnérables, soit devenu, à l’inverse, leur tortionnaire. Si la loi ne protège plus les individus contre les exactions, si l’institution elle-même intègre dans son fonctionnement la possibilité de passer outre, alors la justice est en danger. Le fait de mettre en scène un procureur soumis à des pressions révèle la complexité de toute forme d’action dès lors qu’on entre dans la légalité.

Pour justifier ses crimes, Hécube a invoqué un droit du faible face à une justice du fort. La possibilité de crier à la face du monde, de lui aboyer dessus jusqu’à ce qu’il entende. Tiago Rodriguez s’écarte de la version mythologique qui veut qu’Héra ait décidé de punir Hécube pour avoir résisté à Agamemnon en la transformant en chienne. Il voit dans cette métamorphose davantage un signe de salut. C’est pourquoi la silhouette monumentale drapée de noir qui domine la scène durant tout le spectacle révèlera, de plus en plus en pleine lumière, une statue de chienne aboyante.

Pour échapper aux compagnons de Polymestor qui réclament vengeance, Hécube deviendra chienne aux yeux de feu et, selon les récits antiques, sa tombe offrira un point de repère pour les marins, un phare salvateur. « D’une certaine manière, pour moi, le combat d’Hécube s’apparente à celui d’une chienne enragée. Elle ne lâche rien […] Cette colère déterminée, presque animale, me rappelle celle des mères de la place de Mai à Buenos-Aires pendant la dictature », affirme l’auteur-metteur en scène. Ce questionnement sur le sort réservé aux sans-grade par les gouvernements, y compris dans les « démocraties », et sur la nécessité de défendre les valeurs humaines conserve aujourd’hui toute sa pertinence et son actualité.

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Phot. © Christophe Raynaud de Lage, coll. Comédie-Française

Hécube, pas Hécube
S Texte et mise en scène Tiago Rodrigues S Traduction Thomas Resendes S Scénographie Fernando Ribeiro S Costumes  José António Tenente S Lumières Rui Monteiro S Musiques originales et son Pedro Costa S Collaboration artistique Sophie Bricaire S Avec Éric Génovèse (un comédien, interprétant le Chœur et le Second Coryphée et Bonnefoy, coordinateur général délégué aux maisons d’accueil et un journaliste), Denis Podalydès (un comédien, interprétant Agamemnon et le Procureur), Elsa Lepoivre (Nadia, comédienne interprétant Hécube), Loïc Corbery (un comédien, interprétant Polymestor et le Secrétaire d’État), Gaël Kamilindi (un comédien, interprétant le Chœur et la Servante et Dubois, ancien salarié de la maison d’accueil et un journaliste), Élissa Alloula (une comédienne interprétant le Chœur et le Coryphée et Nérine, ancienne remplaçante à la maison d’accueil), Séphora Pondi (une comédienne, interprétant le Chœur, l’Avocate et Loyal, éducatrice à la maison d’accueil) S Production Comédie-Française S Coproduction Festival d’Avignon S Extraits d’Hécube d’Euripide, traduction de Marie Delcourt-Curvers (éd. Gallimard) S Le texte du spectacle est publié par Les Solitaires Intempestifs S Avec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique S Spectacle créé à la Carrière de Boulbon (Festival d’Avignon) le 30 juin 2024 S Durée 2h05

Du 28 mai au 21 juillet 2025
Comédie-Française
, salle Richelieu – 1, place Colette, 75001 Paris

www.comedie-francaise.fr

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