18 Juin 2025
Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart imaginent, à partir du journal d'Alexeï Navalny, un dialogue imaginaire et sensible de l'opposant russe avec sa femme, la veille de leur retour en Russie.
Le 16 février 2024, dans une prison du cercle arctique, l'avocat et homme politique russe, grand dénonciateur de la corruption du gouvernement et opposant au régime de Vladimir Poutine, décède de « mort » selon la version officielle, alors que le média d'investigation russe The Insider , qui affirme s'être procuré la version originale du rapport d'autopsie, y trouve des symptômes d'empoisonnement similaires à son empoisonnement de 2020 au Novitchok, un poison antioxydant de l'enzyme nécessaire à la relaxation musculaire, qui provoque une crise conduisant à la mort essentiellement par étouffement. Évacué en 2020 à Berlin pour y être soigné, Navalny avait échappé une première fois à ce poison.
Navalny avait choisi, de son plein gré et en connaissance des risques qu'il encourageait, décidé de revenir en Russie après sa convalescence. Arrêté à sa descente d'avion en janvier 2021, il est condamné à dix-neuf ans d'emprisonnement pour « extrémisme ». Il disparaît près de trois semaines en décembre 2023 avant de réapparaître dans cette prison du Grand Nord où il décède. Les circonstances de son décès sont typiques des procédures du gouvernement russe pour faire taire les opposants.
Alexeï et Yulia : la décision du retour
L'idée du spectacle naît de la lecture du journal de prison de l'opposant russe. Il y évoque la confiscation de ses écrits et tout particulièrement la perte d'un texte dans lequel il relatait son échange avec Yulia, sa femme, la veille de son retour en Russie. C'est ce récit disparu, effacé par le régime, que réinventent Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart. Un texte où se débattent non seulement les déchirures de l'intime, avec la perspective de la séparation et d'un nouvel emprisonnement, voire pire, mais aussi des questions plus politiques sur la manière de mener le combat, et sur l'opportunité, pour des raisons d'efficacité, de le faire dans ou hors de Russie.
Une mise en scène ramenée à l'os
Ils seront deux, la veille du départ, seuls sur une aire rouge. Rouge comme le sang versé mais aussi comme celui qui coule dans leurs veines. Rouge comme le champ de bataille où ils vont s'affronter avant de marcher d'un même pas. Autour d'eux, des bancs de bois, ceux de leur intimité. Dans un coin une couverture renverra aussi bien au froid sibérien de la prison qui constituera la dernière demeure de Navalny, qu'à l'espace protecteur à l'intérieur duquel il reste encore possible de rêver. La guitare, dans un coin, rappellera les autres opposants, Vladimir Vyssotski mort en 1980, poète-chanteur rebelle de la dissidence soviétique dont Gaëtan Vassart interprètera un texte, comme un hommage, ou Anna Politovskaïa, assassinée à Moscou en 2006, et tous ceux enfermés par le régime, tels Alexeï Gorinov et Alexandra Skotchilenko.
Un choix douloureux et problématique
Le spectacle commence par un long monologue de Youlia Navalnaïa – qui s'étire un peu trop lorsqu'on le rapporte à ce qui suit. Alexeï Navalny a décidé de rentrer en Russie et elle cherche à l'en dissuader. Elle usera tour à tour de divers arguments qui croisent l'intime avec la politique. À la sauvegarde du couple et de l'amour familial, elle ajoute dans la balance la perte de l'amour qui les lie, l'absence de l'autre qui marquera leur retour en Russie, avant de mettre en cause les raisons de ce retour au pays. Ces raisons, elle les récuse d'abord en invoquant d'abord des motifs personnels. Si Alexeï se prépare au pire, lui balance-t-elle au visage, c'est d'abord pour sa satisfaction individuelle, celle d'endosser le costume de martyr qui fera de lui un héros.
À sa longue diatribe, il répond enfin, en homme déchiré mais sûr de sa volonté. Peu à peu, le dialogue s'établit. Devant les dénégations de son mari, elle ajoute bientôt des arguments posés en termes d'efficacité politique. Mieux vaut, plaide-t-elle, conserver une liberté de parole depuis l'étranger que de la voir confisquée et de se voir réduire au silence. À chacune des raisons avancées, Navalny s’oppose à une ligne de conduite claire et politique. Les raisons que celui qui sait faire des médias une arme pour défendre la liberté avance respectent à sa volonté d'être, individuellement et au milieu de ceux qui se battent à l'intérieur de son pays, de ne pas leur faire défection. Elles respectent aussi à sa conviction que son pays – et le peuple russe – sont capables de défendre la liberté.
Un dialogue où affleure le lyrisme
C'est un dialogue de la passion et de l'engagement auquel se livrent les deux protagonistes, qui ouvre la voie à un véritable débat sur la dissidence et les manières de l'exercer. C'est à coups d'images fortes, dans une belle langue, que ferraillent les époux. « Tu crois que mourir là-bas va changer quelque chose ? lui lance-t-elle à la figure. Que ton cercueil fera tomber le régime ? […] Nous savons tous deux ce que le pouvoir fait des morts : il les momifie pour les neutraliser. » À quoi il rétorque : « Je n'ai pas peur de mourir, j'ai peur de ne plus pouvoir t'aimer. […] c'est pour toi, c'est pour cet amour-là, Yulia, que je me tiens droit. On dit que l'homme est libre tant qu'il refuse la servitude, alors je suis libre, même derrière les barreaux, même dans l'oubli, même dans la mort. Ils peuvent briser mon corps, ils peuvent salir mon nom mais mon choix leur échapper, ma décision leur échappe, mon amour leur échappe, et dans cet amour, je suis invincible. Je me souviens d'eux, ceux qui criaient mon nom dans les rues, ceux qui n'ont jamais eu le luxe de fuir. Je rentre pour eux, je rentre parce que ma voix leur appartient, parce que je ne peux pas les décevoir. »
L'émotion est au rendez-vous de ce spectacle qui pose de vraies questions. Elle est accentuée par le choix des musiques renvoient quint, outre Vyssotski, au nostalgique Perfect Day de Lou Reed ou à la référence de LOVE- de Nat King Cole et par ces détails ténus qui font une vie, tel le monologue d'Hamlet appris par cœur par celui qui « refuse de baisser les yeux » et qui a décidé « de ne plus avoir peur. » Si l'histoire actuelle semble le démentir, croyez, comme Navalny, qu'il aura raison à plus long terme nous permet de nous tenir debout.
Alexeï et Yulia
S Texte, mise en scène et jeu Sabrina Kouroughli et Gaëtan Vassart S Conseil dramaturgique Marion Stoufflet S Lumières Erik Priano S Son Christophe Séchet S Compagnie de production La Ronde de NuitS Coréalisation Théâtre des Halles – Festival d'Avignon 2025S Avec le soutien du Fonds Haplotès ; du Carreau du Temple à Paris (résidence) ; de la LICRA en AvignonS Durée 1hS À partir de 14 ans
Vendredi 13 juin, vu en sortie de résidence au Carreau du Temple
Du 5 au 26 juillet 2025 à 14h Relâche les mercredis 9, 16 et 23 juillet
Théâtre des Halles - Chapelle Sainte-Claire 4, rue Noël Biret – Avignon
Réservations : 04 32 76 24 51