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Arts-chipels.fr

Maintenant je n’écris plus qu’en français. Récit d’écartèlement mental en temps de guerre.

Phot. © DR

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Viktor Kyrylov est un jeune Ukrainien qui vivait à Moscou. En 2022, lorsque la Russie tente d’envahir l’Ukraine, il choisit l’exil. Avec beaucoup d’honnêteté et d’authenticité, il en explore les dilemmes, dressant le portrait d’un jeune homme confronté à une guerre qui le dépasse.

Sur la scène rien que quelques livres et un tableau mobile sur lequel sont projetées diapositives et films, et qui, retourné, sera le miroir dans lequel s’examine le jeune auteur-acteur présent sur scène. Viktor Kyrylov est un jeune Ukrainien. Passionné de théâtre, fasciné par les auteurs russes, Tchekhov, Pouchkine, Gogol mais aussi Gorki ou Nikolaï Erdman, cet auteur météore condamné au silence par le régime soviétique, il les place au-delà de Shakespeare. Son baccalauréat en poche, il ambitionne de rejoindre Moscou, avec en tête le rêve du Théâtre d’Art sur lequel plane encore l’ombre de Stanislavski. C’est ainsi qu’il intègre la très renommée école de l’Académie russe des arts du théâtre (Gitis) qui se fixe pour objectif d’harmoniser les enseignements de Stanislavski et de Michel Tchekhov, le neveu d’Anton et disciple de Stanislavski. Il entame sa troisième année d’apprentissage quand un appel téléphonique de sa mère lui apprend l’invasion de l’Ukraine par la Russie. 

Le témoignage d’un jeune homme perdu

C’est tout l’univers du jeune homme qui vacille. Parce que le pays en qui il a mis tous ses espoirs, qui incarne toutes ses attentes, dont il admire la culture est devenu l’ennemi. Parce que cette guerre sonnera le glas de son parcours moscovite. Parce que son attachement à sa famille et à Odessa d’où il est originaire lui fait prendre conscience du danger que court sa propre culture. Parce qu’enfin il n’a pour perspectives que le combat ou l’exil, en endossant chaque fois un costume qui n’est pas taillé pour lui : un visage d’ennemi s’il reste en Russie, de traître s’il retourne en Ukraine, parce qu’il avait choisi la culture russe contre celle de son pays. Une suspicion de part et d’autre de la frontière, renforcée par le mal-être de se penser en combattant.

Phot. © Pauline Le Goff

Phot. © Pauline Le Goff

Les relations entre l’Ukraine et la Russie : un ensemble problématique

C’est cartes à l’appui que Viktor Kyrylov rappelle les circonstances qui « autorisent » la Russie à revendiquer la mainmise sur l’Ukraine et la résistance de celle-ci. Il remonte ainsi à la fondation de la Rus’ de Kiev en 988, un état dont la capitale est Kiev, avant que les invasions mongoles, la récupération par la Pologne d’une partie du territoire, les prétentions de l’Autriche et de l’empire ottoman n’éclatent le pays, qui retrouve son indépendance en 1918, avec le soutien de l’Empire allemand. L’issue de la guerre fait passer le pays sous la double domination polonaise et soviétique et l’Ukraine devient l’une des républiques de l’Union soviétique. Il sera par la suite saigné à blanc par Staline qui affame le pays et fait régner la terreur.

C’est avec un certain humour qu’il dira plus tard que l’ukrainien a inventé le russe. Il énumère ainsi tous ces artistes « russes », en fait d’origine ukrainienne : la poétesse Anna Akhmatova, originaire d’Odessa, le romancier et dramaturge Nicolas Gogol, né dans le centre de l’Ukraine, les compositeurs Prokofiev, Tchaïkovski, Stravinsky, le cinéaste Andreï Tarkovski, et même le politique Léon Trotski. Même le bortch vient d’Ukraine et le soldat rouge qui brandit fièrement le drapeau russe au-dessus du Reichstag est d’origine ukrainienne…

Phot. © DR

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La force du vécu

Il est maladroit parfois, va et vient par moments dans ce qui pourrait passer pour des redites. Il n’empêche qu’une sincérité véritable se dégage de cette confession faite dans un miroir où il fait le point sur lui-même et ses motivations. Mais surtout, ce qui se dégage, c’est cette rupture dans la conscience et la sidération, vécue au plus près, de voir s’effondrer tout ce qui faisait les points d’ancrage de sa vie, cette autre manière de regarder les amis avec lesquels il fait du théâtre, qui lui rendent la pareille dans le malaise qui s'installe, la presque impossibilité de trier et de choisir, un écartèlement de l’être entre ceux qu’on aime, la pression des événements et ce qu’on doit – et à qui.

Ce récit de l’intérieur – encore renforcé par la formation stanislavskienne de ce jeune acteur – sonne juste et il est d’autant plus touchant que son témoignage l'engage complètement, qu’il l’extrait du plus profond en en soulignant les lignes de fracture, les contradictions. C’est ainsi qu’il dira, alors que sa mère l’enjoint de ne pas revenir en Ukraine. « Entre ma patrie et ma mère, j’ai choisi ma mère. […] Je vis et c’est tout. »

Le français comme choix

La suite, c’est l’exil. La fuite via Saint-Pétersbourg pour rejoindre les pays Baltes, et de là, un choix qui se fait plus par défaut. En dehors de la Pologne, déjà surchargée d’immigrés, et l’Allemagne, il y a la France. Nous sommes en avril 2022 et le jeune Viktor, qui n'a que vingt ans, débarque à Paris et fait venir toute sa famille. Il rejoint le Conservatoire national supérieur d’art dramatique en tant qu’étudiant réfugié avant d’intégrer, l’année suivante, l’Académie de la Comédie-Française. Dans le même temps, il apprend le français et l’on est saisi par l’aisance avec laquelle il manipule la langue française dans le spectacle.

Mais au-delà de la nécessité, il y a pour lui un choix. Le français « est une langue où j’ai trouvé asile, elle me permet d’échapper à la question linguistique posée en Ukraine depuis la guerre – les Ukrainiens russophones refusant désormais de parler russe, leur première langue, pour ne pas s’associer avec les occupants. S’il fallait choisir entre mes deux langues maternelles, ukrainien et russe, je choisirais le français. C’est pour ça que j’ai décidé d’écrire intégralement en français. […] C’est par ce choix d’un exilé que je veux exprimer ce récit : dans une langue étrangère, pour les étrangers, par un étranger. » Un bel exemple de résistance et de volonté pour tous ceux qui ont aujourd'hui à surmonter la lourde peine de l’exil…

Maintenant je n'écris plus qu'en français
S Texte & interprétation Viktor Kyrylov S Sous le regard amical d’Eric Ruf S Son Thomas Cany S Scénographie & costumes Constant Chiassai-Polin S Vidéo Clara Hubert S Création lumière Anne Coudret S Conseil dramaturgique Laurent Muhleisen S Production Théâtre de Belleville S Soutiens Comédie-Française, le Jeune Théâtre National, l'Atelier des artistes en exil S Durée 1h20

Du vendredi 4 avril au dimanche 29 juin
Avril & juin : Mer., Jeu. Ven. et Sam. 19h, Dim. 15h
Mai : Mer. 19h, Jeu., Ven. et Sam. 21h15, Dim. 15h
Théâtre de Belleville - 16, Passage Piver, 75011 Pari

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