12 Avril 2025
En suivant Edward Bernays, l’homme qui inventa la propagande, Julie Timmerman et son équipe nous plongent dans les arcanes de la manipulation de masse. Cette saga édifiante, exposée à la manière de Brecht, démonte les stratégies toujours à l’œuvre.
L’ère de la com’ est arrivée
Avec Un démocrate, Julie Timmerman créait son propre style de théâtre documentaire, alliant distanciation brechtienne et ton direct de l’agit-prop. Dans la même veine, elle écrivit et mit en scène ensuite Bananas (and Kings), Zoé et Petite Zoé. Repris après neuf ans, Un démocrate, au titre malicieusement ironique, n’a pas pris une ride : au contraire, il nous revient à l’heure où l’actualité mondiale nous oblige à repenser nos démocraties, menacées par la mainmise des communicants dans tous les domaines, y compris en politique, avec des moyens de plus en plus performants
Relations publiques, marketing et autres techniques de communication nous viennent d’Outre-Atlantique. Leur inventeur, Edward Bernays (1891-1995), ne se cache pas d’être le neveu de Freud et de s’inspirer des théories de son oncle pour mettre au point, dès les années 1920 à New York, l’art de manipuler les masses. Son livre, Propaganda (1928), en donne les recettes : s’adresser aux émotions des consommateurs et non à leur raison, susciter leurs désirs, proposer non pas de vendre un produit, mais d’en acheter l’image symbolique. Au nom de la démocratie et de la liberté à l’américaine, il se lance dans la fabrication du consentement. Qui tient la presse tient le pouvoir : « L’opinion publique doit être guidée la clef, c’est les médias ».
La liberté d’être cynique
Avec sa doctrine, Bernays réussit à rendre enviables aussi bien des biens que des individus. Il suffit de faire de la cigarette un produit sexy et glamour pour que les femmes se mettent à fumer en public, puis d’acheter de fausses données scientifiques pour démentir la dangerosité du tabac. Et si le vert du paquet de Lucky Strike n’est pas assez tendance, pour vendre davantage, on lance la mode de la couleur verte par matraquage publicitaire. Ça marche : le patron de la marque et les actionnaires jubilent, Edward Bernays s’enrichit. Quoi de plus malin que d’organiser un coup d’état pour supprimer un dirigeant qui met les bâtons dans les roues au magnat de la banane ? Son coup de maître fut la campagne menée pour le compte de la United Fruit Company contre le président de la République du Guatemala, dont les réformes sociales gênaient les florissantes affaires de la multinationale. Au nom de la sacro-sainte démocratie et de la liberté d’entreprendre, le « conseiller en relations publiques » monta une vaste opération politico-médiatique, accusant Jacobo Arbenz Guzman de communisme. Il fabriqua de toutes pièces des fake news avant la lettre, diffusées par les journaux. Sénateurs, hommes d’affaire, gens d’église, et jusqu’à la CIA – dont le directeur de l’époque était actionnaire de la firme bananière – agitèrent l’opinion jusqu’à provoquer la démission du Président pour mettre en place une dictature militaire... Les magouilles d’Edward Bernays font recette. Ça ne l’empêchera pas de verser dans la philanthropie en finançant les recherches sur le cancer. « La propagande est à la démocratie ce que le violence est aux régimes autoritaires », écrit Noam Chomsky. Dans ce cas, violence et propagande se conjuguent, si bien que des Goebbels ou Mussolini adoptèrent ces manières de faire, et bien d’autres après eux.
La forme au service du fond
De ces histoires qui font froid dans le dos, Julie Timmerman tire une comédie qui mêle rire et pédagogie. Comment faire récit au théâtre et créer des images, quand on veut dénoncer la propagande qui fonctionne par récit et par images ? » La metteuse en scène répond à cette question en adoptant la technique brechtienne de la distanciation et en s’attachant à dire la vérité, documents à l’appui. Dès l’écriture, elle conçoit une forme hybride allant du mode épique – l’irrésistible ascension d’Edward Bernays – au cabaret ; de scènes dialoguées à des commentaires didactiques en regard de l’action. Sur le mur du fond, autour du portrait du héros, les acteurs épinglent les pièces à conviction qui s’accumulent au fil du spectacle : coupures de journaux, photos, affiches, couvertures de livres...
La parodie s’invite dans un jeu d’allers-retours entre l’illusion théâtrale et sa déconstruction, en connivence avec le public. Les quatre interprètes, dont la metteuse en scène, s’emparent d’une vingtaine de personnages, en changeant lestement d’accessoire ou d’accent. On s’amusera de la confrontation entre le docteur ès propagande et son oncle Sigmund, qui lui reproche de détourner la psychanalyse à mauvais escient. On apprendra comment les suffragettes ont été instrumentalisées pour montrer que fumer libère la femme... Et on sera révolté par le cynisme sans vergogne du capitalisme.
Les comédiens incarnent Edward Bernays chacun à tour de rôle, son nom collé sur la poitrine et, se gardant de lui prêter quelque affect, ils en font une simple figure traversant le siècle. Un grand praticable, tantôt table de conférence, tantôt bar du très sélect Waldorf Astoria, podium, tribune, bureau, appartement, leur permet de passer d’un lieu et d’une époque à l’autre avec fluidité. Les costumes, contemporains, témoignent de la permanence de la propagande et nous renvoient à aujourd’hui, où les fausses informations envahissent l’espace médiatique à une vitesse folle, et sont de plus en plus difficiles à détecter avec l’intelligence artificielle. Julie Timmerman prévoit d’ajouter un nouveau volet à son répertoire, en explorant les nouvelles formes de propagande. En attendant, Un démocrate nous instruira tout en nous amusant. Il existe une version plus légère du spectacle, adaptable en tout lieu : une forme itinérante pour deux acteurs et une valise.
Un démocrate S Texte et mise en scène Julie Timmerman S Avec Anne Cressent, Mathieu Desfemmes, Guillaume Fafiotte ou Jean-Baptiste Verquin (en alternance) et Julie Timmerman S Dramaturgie Pauline Thimonnier S Scénographie Charlotte Villermet S Lumière Philippe Sazerat S Costumes Dominique Rocher S Musique Vincent Artaud S Son Michel Head S Assistante à la mise en scène Claire Chaineaux S Stagiaire Christine Nogueira VProduction/diffusion Anne-Charlotte Lesquibe pour Action Scènes Contemporaines S Administration Gingko Biloba S Durée 1h25
Du 10 au 26 avril à 20h
Théâtre de la Concorde, 1 avenue Gabriel Paris 8e