3 Avril 2025
Portraits croisés de deux jeunes filles en déshérence, interprétés par Maëlys Ricordeau. Un exploit vocal pour traduire l’écriture vibratoire de Marine Chartrain, mise en scène par Céleste Germe.
Une actrice, deux voix
Assise à un pupitre de plexiglas, éclairée par une lumière vacillante qui projette son ombre noire sur le mur du fond, Maëlys Ricordeau pose l’ambiance délétère de la pièce : « Zone périurbaine./ Nuit d’été. Lumière de ville bleutée […]/ Plus loin. Là. Grillage défoncé des terrains de tennis./ Encore plus loin. Là. Abribus JCDECAUX. Affiche publicitaire QUICK À CINQ MINUTES./ Panneau AUTRES DIRECTIONS. […]/ Puis. Usine désaffectée./ Puis. Terrain vague. Une maison à l’abandon à côté/ Un chien errant aboie le long de la route départementale./ Là/ Lisière de ville./ Là. Une forêt./ Là. Lisière du monde. » Le ton est donné dès ce préambule au périple de Laura et Salomé.
La soirée commence mal, Salomé a déjà trop bu et vomit ses vodka-pomme sur le parking d’une boîte de nuit, entre ville et campagne. Laura lui porte secours et voilà les deux meilleures amies parties à travers la forêt, à la recherche d’une fête, au bord du lac. Elles s’enfoncent de plus en plus loin dans l’obscurité. À la dérive, elles règlent les comptes d’une amitié qui s’effrite.
Dans le clair obscur, on distingue à peine l’actrice. Seul son visage prend la lumière, quand elle alterne, au micro, la voix aiguë de Salomé et celle, plus grave de Laura. Par ce contraste vocal, la première apparaît comme une tête de linotte inconséquente, l’autre semble posée et raisonnable. Par ce jeu de double et de miroir, concentré en une seule comédienne, Céleste Germe souhaite mettre à distance la relation ambiguë entre les deux personnages : « Il m’a semblé que le fait de confier à Maëlys les deux rôles permettrait de faire entendre la manière dont Marine Chartrain les avait écrits, en reflets l’un de l’autre ».
Un environnement visuel et sonore inquiétant
Marine Chartrain établit une correspondance entre la déréliction des lieux et la dérive des adolescentes, ce que Jacob Stambach traduit en bruitages, échos et vibrations sonores. Les rumeurs de la nature et de lointaines présences humaines composent un paysage sensible inquiétant, à mesure que la tension monte entre les filles. Il y a quelque chose d’un thriller psychologique dans Lac artificiel et, dans la nuit incertaine du plateau où s’échoue la lumière hésitante d’un projecteur d’intensité variable, l’actrice est, à l’instar de ses personnages, guettée par l’obscurité et les ombres qui rôdent. En même temps qu’elle passe d’une voix à l’autre, Maëlys Ricordeau dispose d’une mini-régie qui lui permet de déclencher des vignettes sonores comme autant d’éclats d’angoisse qui hanteraient les personnages.
Une soirée qui s’enlise
À mesure que les jeunes filles s’égarent dans les bois, en terrain marécageux, leur relation s’embourbe et, de non-dits en non-dits, risque de tourner au règlement de comptes. Les rapports de force entre elles semblent s’inverser et, au bout de la nuit, rien du malaise ne se dissipera. La mise en scène nous emmène vers la lente agonie d’une amitié d’enfance soutenue par une écriture affûtée et la performance de la comédienne. Elle fait coexister ses personnages, tout en les tenant à distance par des gestes discrets : par exemple en effeuillant les pages de son texte au fur et à mesure de sa lecture, ou en actionnant la bande son... Un jeu entre l’immersion dans le récit et sa fabrication... Maëlys Ricordeau, par ailleurs autrice et réalisatrice, travaille de longue date avec Céleste Germe au sein de Das Plateau qu’elles ont co-fondé avec le musicien Jacob Stambach et l’auteur Jacques Albert en 2008. Le collectif aborde le théâtre par le biais de la littérature, en privilégiant un décalage entre texte et jeu comme c’est le cas avec Lac artificiel, un spectacle qui révèle l’écriture de Marine Chartrain, comme on le dirait d’une pellicule photosensible.
Lac artificiel de Marine Chartrain (publié par Tapuscrit de Théâtre Ouvert, 2023)
S Mise en scène Céleste Germe S Collaboration artistique et jeu Maëlys Ricordeau S Création sonore Jacob Stambach S Dispositif son et vidéo Jérôme Tuncer S Scénographie James Brandily S Lumière Sébastien Lefèvre S Images Flavie Trichet Lespagnol S Production Das Plateau Prémisses – Office de production artistique et solidaire pour la jeune création S Coproduction Théâtre Ouvert – Centre national des dramaturgies contemporaine S Durée 1h20
Du 1er au 12 avril 2025
Théâtre Ouvert, Centre national des dramaturgies contemporaines, 159, avenue Gambetta, Paris 20e