23 Avril 2025
Cette divertissante dérivation-déviation de l’Odyssée d’Homère prend les chemins de traverse d’un retour aux sources de l’épopée en même temps qu’elle évoque un voyage des comédiens sur les mers du théâtre.
N’attendez pas de trouver ici le tumulte de Charybde et Sylla, le chant des sirènes, les délices de Calypso ou la terrifiante présence des Cyclopes. Si la pièce croise la route de l’errance d’Ulysse, c’est en adoptant la technique du ricochet. On lance le galet plat et sa trajectoire procède par sauts tout au long du parcours. Ici on n’est pas très loin. Il n’y a pas plus de figures rouges que d’Odyssée – encore que – et pourtant notre caillou ne cesse de rejaillir et de retomber sur cette geste emblématique attribuée à l’aède énigmatique, nimbé de mystère, qu’est Homère.
Errance artistique, errements et digressions
Sur le plateau nu, seul un projecteur vidéo occupe le centre de la scène. Quelques livres, disposés sur une chaise, donneront le ton. Parmi eux l’Odyssée, ce grand récit mythologique omniprésent dans notre culture, qui a bercé nos enfances, et Ulysse de Joyce, l’un de ses plus remarquables démarquages dans l’histoire de la littérature.
Mais Ulysse n’est pas le sujet, l’acteur qui apparaît – Flavien Bellec – l’annonce. Il n’est pas venu là pour nous parler de l’Odyssée – du moins le prétend-il jusqu’à ce que lui-même et ses comparses renouent ensemble, retissent les fils qui mènent de l’Odyssée à la scène, et plus particulièrement à la démarche de la compagnie Frenhofer qui interroge la nature même du théâtre et la manière de l’exercer.
C’est sur un ton faussement embarrassé qu’il avoue sa perplexité face à l’idée de créer – encore ! – un nouveau spectacle en cherchant une source d’inspiration. Il teste plusieurs propositions issues des expériences de la compagnie. Et puis l’Odyssée, oui, peut-être, pourquoi pas, mais en partant de ce voyage des comédiens qu’ils ont initié voici une dizaine d’années, à l’université, lui-même et son complice Étienne Blanc qui tient les manettes informatiques, assis côté jardin.
Contrairement au récit de l’Odyssée, orienté vers le retour d’Ulysse à Ithaque, hormis l’incise du rappel de la fin de la guerre de Troie, c’est à rebours de la chronologie, en se penchant en désordre sur le passé, en puisant ses éléments dans les matériaux accumulés au fil du temps, dans les spectacles précédents que s’élabore la matière de Détail d'un vase grec à figures rouges, assumée comme embryonnaire. Embarquement, donc, sur un terrain mouvant, incertain, sur une aire de doute dont personne ne pourrait évoquer, sinon ses participants, à quoi elle conduit.
Une certaine manière de voir le théâtre
Ce qui se profile derrière, à travers la démarche de la compagnie, c’est un questionnement, et la remise en cause du fonctionnement traditionnel du théâtre : un texte, son auteur et ses interprètes, avec les fourches caudines qu’on connaît au texte de théâtre – intrigue, dialogues, etc. Les membres de Frenhofer dressent face à cette « norme » une barrière obstinée, à la manière de Bartleby résistant aux demandes de son patron notaire dans la nouvelle d’Herman Melville en lui opposant son « I would prefer not » (« Je préférerais pas »), une fin de non-recevoir.
La forme théâtrale, elle, sera fluctuante, entre le stand-up mythologique, le spectacle de marionnettes, la contestation des figures « obligées » de la référence et la performance méta-théâtrale qui se joue des carcans de la narration et se développe dans les interstices. Elle s’effectuera sous les auspices de la rencontre entre l’acteur et le dramaturge, et avec la participation active du public que le spectacle sollicitera à certains moments.
Un acteur aède
À la responsabilité, laissée traditionnellement au théâtre à l’auteur, de construire et d’imposer un point de vue, la compagnie préférera le contact direct entre le comédien et le public. L’acteur est le porteur du récit, mais d’un récit qu’il a repris à son compte, à la manière dont les aèdes grecs antiques utilisaient des histoires souvent déjà rapportées par d’autres pour les modeler, les modifier à leur guise, leur apporter un peu de leur propre chair, en prenant en compte les auditeurs rassemblés autour d’eux.
Cette route ramène à l’Odyssée et au questionnement sur l’existence d’Homère en tant qu’auteur unique de ce qui ne fut, au départ, qu'un récit du ressort de l'oralité. Les incohérences qu’on trouve dans l’Odyssée et la diversité des styles qui coexistent dans la geste d’Ulysse laissent penser qu’il n’y eut pas un « auteur » unique mais des récits d'aède, recueillis et mis ensemble à un certain moment, qui ont produit ce qui est devenu texte.
Dans une démarche analogue, Détail d’un vase grec à figures rouges sera fait d’un agrégat de pièces. Ses trois parties seront confiées chaque fois à un acteur, charge à lui de pousser les pions de son exploration dans les lieux les plus divers, et le parallèle avec l’Odyssée où la fable alterne les récits de ou des aèdes, celui qu’Ulysse fait de sa propre aventure et celui de ses compagnons s’impose. Dans la déconstruction-reconstruction mise en œuvre, le deus ex machina qu’est le metteur en scène aussi s’efface.
Et l’Odyssée dans tout ça ?
L’Odyssée est toujours là, sous les oripeaux très flottants, vagues et changeants dont l’affublent la comédienne et les deux comédiens qui se succèdent sur scène. Qu’il s’agisse de Jupiter, mère-père Noël clochardisé.e qui tire de sa hotte-sac de récupération une marionnette-poupée dont iel ne fera rien ou, sur fond de petite chapelle grecque blanchie à la chaux, un pope-comédien qui s’amuse des poncifs qui s’attachent à la Grèce comme des dédoublements acteur-personnage, point ici de héros. Une épopée du pauvre, du sans-grade qui n’est pas vraiment non plus complètement une épopée. Ce que souhaite la compagnie, c’est « prendre à revers l’Odyssée d’Homère, la prendre à son propre jeu, celui du détour […] faire le ‘détour d’un détour’ […] rester […] à sa marge, écrire sur les bords de la fiction. »
« Rater encore, rater mieux »
Dans cette mise en scène de l’insignifiant et du « petit », où la musique conviée adopte le même caractère « bricolé », imparfait, où sa sonorité, volontairement mauvaise et crachouillante, souligne cette volonté du non-léché, où les comédiens dansent la valse des peut-être, des pas fini et des posés-là comme ça vient, des traces de Beckett surnagent dans ce ratage tout aussi organisé que chaotique.
On tangue sur l’air du pauvre qui a fait le tour du monde, on fait de Dickens l’auteur de la Soupe aux choux, on se lance dans des considérations de haute volée – « L’art, c’est beau mais c’est du boulot. » – et Jupiter-mère Noël raconte aux petits enfants le pourquoi du comment des superstitions au théâtre dans un beau pull vert, bien sûr proscrit traditionnellement de la scène. Bref, il y a de la farce et du rire dans l’air et ce spectacle atypique prend ses aises dans le potache burlesque pour étudiants brillants de l’ENS. Parce qu’en dépit de tout, dans la disparité même des interventions qui se succèdent, pas toujours fantastiques ou intéressantes, on retrouve cette même manière de prendre avec humour de la distance. D’avec Homère, d’avec l’Odyssée, d’avec le théâtre. Mais pour cela il faut les connaître. Et rire en ajoutant les notes de bas de page dans le corps du récit…
Détail d'un vase grec à figures rouges. D'après l'Odyssée d'Homère
S Conception Flavien Bellec et Étienne Blanc S Jeu Flavien Bellec, Étienne Blanc, Clémence Boissé, Solal Forte S Spectacle créé en février 2025 au Volcan, Scène nationale, co-accueil Théâtre des Bains-Douches S Production Frenhofer S Coproduction Théâtre des Bains-Douches Le Havre, Théâtre de la Ville de Saint-Lô, L’Archipel Granville, La Halle ô Grains Bayeux, Théâtre de Lisieux Normandie, L’Étincelle Rouen, Le Tangram scène nationale Evreux, Le Volcan, scène nationale Le Havre, Scène de Recherche ENS Paris-Saclay S Partenaires et soutiens Tanit Théâtre Lisieux, Studio 24 Caen, La Curie La Courneuve, La Fonderie Le Mans, Festival International de Milos Grèce, Communauté d’agglomération Lisieux Normandie, Département du Calvados, Région Normandie, DRAC Normandie S Remerciements Les Laboratoires d’Aubervilliers, IMEC Caen, Institut Notre-Dame Orbec S Durée estimée 1h20
Du 22 avril au 08 mai 2025, mar.-jeu. à 21h jusqu’au 1er mai, mer. 7 à 21h, jeu. 8 à 14h30 & 21h
La Reine blanche – 2 bis, passage Ruelle, 75018 Paris
https://www.reineblanche.com
TOURNÉE
22 avril au 8 mai 2025 Théâtre La Reine Blanche, scène des arts et des sciences, Paris
13 au 15 mai 2025 Théâtre de Lisieux Normandie