17 Mars 2025
Sur cette œuvre à tiroirs et à multiples interprétations, Peter Brook est revenu à plusieurs reprises. Dans cette version réécrite avec Marie-Hélène Estienne, il explore plus précisément l’un des thèmes sous-jacents de la pièce : la liberté.
Peter Brook n’est pas revenu moins de quatre fois sur la pièce de Shakespeare : en 1957, où il l’a créée à Stratford-upon-Avon, en 1968 à Paris et à l’Aldwich Theatre, en 1990 aux Bouffes du Nord puis, sous la forme de Tempest Project, en 2020. C’est dire si la pièce a constitué, pour lui et pour Marie-Hélène Estienne, une source permanente de réflexion sans cesse renouvelée.
L’histoire semble simple au premier abord. Le duc de Milan, Prospéro, trahi par son frère, vit en exil sur une île avec sa fille Miranda. Devenu magicien, il rumine sa vengeance. Aidé par les esprits dont il s’est rendu maître, il provoque le naufrage du bateau qui transporte son frère, l’allié de celui-ci, le roi de Naples, et son fils Ferdinand. Mais Miranda et Ferdinand s’éprennent l’un de l’autre et Prospéro, attendri par leur amour, se décide à pardonner. Il abandonne la magie, libère Ariel, un esprit des airs qu’il conservait prisonnier, et Caliban, le fils de la sorcière Sycorax devenu son esclave, avant de retrouver son duché. Deux histoires viendront se greffer sur cette trame : la velléité de révolte de Caliban, aiguillonné par deux ivrognes, Stephano et Trinculo, qui tournera court, et un complot contre le roi de Naples, que Prospéro déjouera.
La complexité cachée derrière les apparences de la comédie
Sous la gracieuse fantaisie du propos se dissimulent bien des thèmes qui ont, tour à tour, intéressé Peter Brook et bien d’autres metteurs en scène de théâtre. La fable met en effet en jeu diverses intrigues. La première aborde la question du pouvoir politique, un thème cher à Shakespeare qui ne cesse de mettre en scène des félons qui tomberont, victimes de leurs propres forfaitures mais trouve ici une heureuse issue.
S’y cache aussi un autre thème, souvent présent dans le théâtre shakespearien : celui d’un ordre du monde perturbé et livré au chaos. Dans la Tempête, il trouve une expression particulière. Parce que Prospéro, par la magie, a pris le pouvoir sur la nature. Il commande aux esprits qui l’habitent, peut déclencher tempêtes et cataclysmes. Homme, il prétend dominer la nature et ce faisant, porte atteinte à son équilibre. Une forme d’hérésie qui ne trouvera sa résolution que par l’abandon, à la fin de la pièce, de son pouvoir de mage par l'ex-duc de Milan.
Un troisième thème court de manière sous-jacente dans la Tempête : celui de l’esclavage. Il concerne Ariel, libéré de l'arbre dans lequel Sycorax l'avait enfermé et redevable à Prospéro, devenu son nouveau maître, mais aussi Caliban, le fils de la sorcière dont Prospéro a fait son esclave. Cette situation, certaines interprétations la présentent comme une image de la colonisation. Prospéro, sous cet angle, devient le colon, Caliban le colonisé, et sa révolte, une tentative de libération du joug colonial. C’est pourquoi certaines mises en scène du XXe siècle n’ont pas hésité à transformer Caliban en noir, Prospéro étant, naturellement, blanc de peau…
Un resserrement éclairant
Dans l'une réalisation de sess passée, Peter Brook mettait en scène le naufrage, qu'il opposait au monde de Prospéro. Embarqués sur un tapis faisant figure de vaisseau en détresse, les naufragés se retrouvent ballottés par les flots avant d'atteindre au rivage. Ici, hormis Ferdinand, les naufragés sont absents de la scène et ne reparaîtront qu'au travers du récit. Le seul naufragé qu'il nous sera donné de voir est Ferdinand. Parce que le projet Tempest Project n'est plus la pièce de Shakespeare mais une exploration de ce que celle-ci contient.
Déjà en 1968, Peter Brook avait établi que s'opposaient deux mondes : celui, occidental, de la colère, du pouvoir, de la sexualité et de l'introspection ; et celui que les Occidentaux avaient perdu mais dont la présence était sensible à l'époque élisabéthaine, riche de liens avec les forces naturelles, les croyances anciennes et le merveilleux, avec ses magiciens et ses sorcières. En composant sa distribution avec des acteurs venus d'ici et d'ailleurs et de diverses cultures, il retrouvait cette relation avec l'invisible et le surnaturel. Ici, dans Tempest Project , Prospéro, le détenteur de la magie et des savoirs immémoriaux, sera noir et Caliban blanc de peau. Et les comédiens, une fois encore, viendront de différents pays pour enrichir de leur chaise le propos. Ainsi les rôles des deux ivrognes, dont les interventions semblent tout droit sorties de la commedia dell'arte , seront interprétés par deux comédiens italiens pleins de drôlerie, Fabio et Luca Maniglio, dont la gémellité indiquea la réversibilité possible des rôles.
Les chants d'Harué Momoyama, une musicienne japonaise qui consacre une partie de sa vie à faire revivre le Ryōjin Hishō (les Chants pour faire danser la poussière sur les poutres ), deux recueils réunis par l'empereur cloîtré Go-Shirakawa au XII e siècle, qui séparent les séquences, ajoutent, en voix off, leur note lieu d'ailleurs.
L’exploration d’un thème : la liberté
Le thème de la liberté qui émerge de Tempest Project est un autre prolongement de la réflexion menée autour de la pièce de Shakespeare. Car la pièce met en scène un nombre conséquent de personnages assujettis, qui cherchent à secouer leur joug. Ariel, le malicieux et sympathique génie des airs qu’interprète avec une légèreté touchante, teintée d’humour, l’actrice d’origine argentine Marilú Marini, ancienne égérie d’Alfredo Arias et du groupe Tse, n’a qu’une idée en tête : se libérer de l’emprise de Prospéro, à qui il est redevable d’avoir échappé à Sycorax, et gagner sa liberté. Ce qu’il n’obtiendra qu’après avoir organisé le naufrage, ourdi les rencontres exigées par Prospéro et démonté le complot qui vise le roi de Naples.
Au comportement caressant d’Ariel s’oppose la révolte de Caliban, campé par un Sylvain Levitte toujours rétif à faire ce qu’on lui demande, qui a le même projet de liberté mais est suffisamment benêt pour s’engager dans un combat perdu d’avance. Le même acteur incarnera Ferdinand, que Prospéro réduira à le servir pour éprouver l’amour du jeune homme et de Miranda, Paula Luna, venue du berceau du romantisme, l’Allemagne.
On ajoutera, pour faire bonne mesure l’emprisonnement physique et mental de Prospéro, refermé sur sa colère et enfermé dans son île. S’il gouverne les éléments, c’est en captif mené par son désir de vengeance et non en homme libre. Et l’ivresse de la liberté ne viendra que de sa réconciliation avec la nature, née de sa renonciation à la dominer.
Une économie de moyens propre au théâtre de Brook
On retrouve dans le spectacle, bien que son rythme mériterait une vivacité un peu plus accentuée, l’immense plaisir que procure la facture théâtrale de Brook. Cette manière inimitable de faire du théâtre avec rien ou presque. Ery Nzaramba, en Prospéro, devient conteur à la manière des griots africains en nous entraînant, par la seule force de son verbe, dans cette fantasmagorie où le merveilleux côtoie le trivial. Une vieille souche transformée en siège, un bâton de marche grossier devenu baguette de magicien, un bandeau et une cape rapiécée pour brosser un portrait d’esclave, un petit bateau de bois pour raconter le naufrage, un tapis comme lieu du conte et quelques baguettes pour introduire un jeu amoureux ou marquer un chemin suffisent à mettre en place des situations, à camper des personnages. Et lorsque Caliban se transforme à vue en Ferdinand en abandonnant sa cape de grosse laine pour endosser une veste, on reste dans le même ordre des choses.
L’art du théâtre rejoint ici l’art du conte et la simplicité des moyens nous plonge au cœur du propos. Là réside l’essence du théâtre populaire dont Peter Brook fut un prince incontesté.
Tempest Project (éd. Actes Sud-Papiers, 2020) Texte adapté par Peter Brook et Marie-Hélène Estienne d’après la version française de Jean-Claude Carrière de La Tempête de William Shakespeare
Un spectacle issu d’une recherche autour de La Tempête de William Shakespeare S Adaptation et mise en scène Peter Brook et Marie-Hélène Estienne S Chants Harué Momoyama S Avec Sylvain Levitte, Paula Luna, Fabio Maniglio, Luca Maniglio, Marilú Marini et Ery Nzaramba S Lumières et régie générale Philippe Vialatte S Régie générale Maxime Papillon, Camille Jamin S Habillage Andrea Millerand S Production Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord S Coproduction Théâtre Gérard Philipe, centre dramatique national de Saint-Denis ; Scène nationale Carré-Colonnes Bordeaux Métropole ; Le Théâtre de Saint-Quentin-en Yvelines – Scène Nationale ; Le Carreau - Scène nationale de Forbach et de l’Est mosellan ; Teatro Stabile del Veneto ; Cercle des partenaires des Bouffes du Nord
Du 14 au 29 mars 2025, mar.-sam. à 21h. Matinées sam. à 16h Relâche le 20 mars
Théâtre des Bouffes du Nord - 37 (bis), boulevard de La Chapelle 75010 Paris
Rés. 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.com