16 Mars 2025
Quels effets aurait l’annonce de la fin du monde ? Et que se passerait-il si la prédiction ne se réalisait pas ? Cette double interrogation sous-tend le renversement onirique, conceptuel et cérémoniel des cartes et des repères que proposent Laurent Gaudé et Laëtitia Guédon.
Ils surgissent dans la salle, voix qu’on identifie au fil du temps, personnages sans personnalité sinon les qualificatifs dont ils sont affublés. Lentement, les comédiennes et les comédiens gagnent la scène pour venir s’installer chacun dans son espace, sur son estrade de métal, chacun à son niveau. Des îlots lumineux depuis lesquels, solitaires, ils délivreront des monologues dont la somme formera une histoire.
Une commande d’écriture
Le texte de Laurent Gaudé voit le jour à la suite d’une demande de Laëtitia Guédon. Soucieuse de mettre le groupe d’apprentis comédiens de l’AtelierCité du ThéâtredelaCité de Toulouse dont elle a la charge en contact avec l’écriture contemporaine, et désireuse de travailler avec l’auteur et de se confronter à sa forme d’écriture qui se démarque du dialogue « traditionnel » du théâtre, elle lui propose d’écrire un texte pour eux. Laurent Gaudé rencontre ces jeunes actrices et acteurs, se met à l’écoute de ce qu’ils ont à dire, imagine un texte. Laëtitia Guédon aime mêler la réalité d’aujourd’hui au mythologique, au symbolique et au sacré. La fable que compose Laurent Gaudé est à la croisée de tous ces chemins. Elle partira des inquiétudes devenues omniprésentes sur le devenir de la planète et sur sa survie.
Des fantasmes de la fin du monde
L’histoire commence les jours d’après. D’après que quelque chose s’est produit dont on ignore la cause – et chacun peut remplir les blancs à sa guise. La fin du monde est annoncée. Les scientifiques l’ont confirmé et ont fourni le compte à rebours. Elle interviendra le 17 août à 17h58. Dans ce moment d’attente avant la catastrophe finale, le spectacle s’attache aux réactions de plusieurs personnages face à cette annonce de la disparition de l’à-venir. Que faire du temps qui reste ?
Toutes les tentations sont présentes : se voiler la face, comme si cela n’allait pas exister, ou au contraire en profiter pour faire un bilan de sa vie, ou encore s’abandonner, toutes barrières abattues, à ses envies, ses désirs, ses pulsions. Résignation, sentiment d’impuissance, levée des interdits, déchaînements de violence sont au menu.
Mais la fin du monde n’aura pas lieu, sans que davantage d’explications ne nous soient données sur les raisons de ce « sauvetage ». Se pose alors la question du comment vivre après la rupture intervenue dans les consciences et les comportements. Reprendre le cours de l’existence à l’identique ou revoir sa copie, et en fonction de quels critères ? Le tricotage de l’envers est-il le même que celui de l’endroit ?
Une typologie de personnages sans individualité réelle…
Les personnages qu’on voit évoluer avant et après la date fatidique ne correspondent pas à ce qu’on pourrait attendre de personnes réelles placées dans une telle situation. Ils n’ont pour personnalité que leur comportement, qui les nomme, et ils évoluent solitairement, du moins au début, dans leur bulle. Côte à côte, ils ne se fréquentent pas. Avec Cristina, la « femme au tailleur » obsédée par le timing qui rythme sa vie à la minute près, apparaissent la jeune fille, convaincue de sa nullité, qui a le sentiment de n’être personne, et la résignée, la « fatiguée qui dort tout le temps ». Ébauches d’êtres sans véritable parcours. Elles voisinent avec un médecin impuissant à soulager les âmes, las de scruter des maux qui ne sont que des symptômes dont la cause est ailleurs et appartient au non-dit. L’homme quitté n’est pas plus incarné. Tout interdit levé devant l’anéantissement annoncé, il sera celui qui tue pour se venger, tandis que Celui qui entend les morts et plaide pour leur enterrement se transforme en Celui qui creuse, le fossoyeur. Tous composent un échantillon d’humanité réduit à une attitude face au monde.
Quelques-uns cependant semblent peut-être un peu plus personnalisés et doués de dialogue. Il y a d’abord cette paire de petits vieux, l’un complétant l’autre et l’autre l’un, se préparant ensemble pour le grand saut. On remarque aussi une femme enceinte qui cherche à toute force à anticiper son accouchement, initialement prévu après la date donnée de la fin du monde. Elle veut que celui qu’elle porte naisse avant qu’elle ne meure. Qu’il profite, un bref instant, d’être dehors avant de disparaître. Personnage central, se tenant sur le praticable métallique le plus haut, seule à avoir prise sur son destin de mère, elle est la figure tutélaire qui donne la vie, la magicienne capable de maîtriser le temps de la gestation et de l’accélérer. Elle donnera naissance au Pressé de vivre dont les horloges, déréglées, comprimées, transformeront sa vie en un condensé, raccourci, et le conduiront plus vite vers la mort. Un duo christique énigmatique qui va dans le sens du rituel construit par la mise en scène.
Une construction chorale qui s'ouvre sur le rituel
Si quelques courtes séquences mettent en place des dialogues – ceux des petits vieux dont le texte de l’un prolonge celui de l’autre, celui de la mère et de son fils ou l’échange entre Celui qui tue et Celui qui enterre – le texte est essentiellement composé de monologues aux noms évocateurs énoncés face au public. Le « Monologue de la première fissure » mettra en place le « cadre » de la fable, ceux du « dérèglement » et de « la meute » la sauvagerie et l’ivresse de sang qui accompagnent la levée des interdits. Les monologues « du couperet suspendu » et « du long silence » ponctueront la bascule vers « le grand soulagement ».
Porte-drapeau des concepts et porte-parole de la diversité du monde, les comédiennes et les comédiens n’interagissent pas, sauf très rarement. Isolés dans leur monde, ils sont le chœur antique qui égrène les peurs et les turpitudes humaines, les récitants d’un processus invisible aux yeux du public mais néanmoins présent, et leur gestuelle s’écarte de tout réalisme. Leurs mouvements, ralentis comme pour distordre le temps, contribuent à faire du spectacle un espace abstrait dans lequel chaque modification, même à peine perceptible, se trouve amplifiée, contribuant à créer une atmosphère hypnotique, propice au rituel. Le spectateur devient le réceptacle fasciné d’une cérémonie aux codes mystérieux dont il n’a pas les clés.
Une scénographie multimédia hautement symbolique
Ce jeu s’accompagne d’une relation à l’image tout aussi onirique. Les projections de Benoît Lahoz s’affichent en tondo, en fond de scène. Elles proposent des images en perpétuelle mutation tout au long du spectacle. Aux espaces des hommes matérialisés par les praticables métalliques répond l’espace sphérique du monde qui déploie sa fascinante mais énigmatique dynamique. Un monde sans point d’appui connu, où l’imagination s’aventure à discerner tantôt une planète et ses satellites, tantôt des nuées qui se déforment et se reforment ou des limbes de gaz. Lorsque, dans la deuxième partie, le danger aura disparu, le sol déshumanisé et métallique verra les plantes revenir et reprendre possession de l’espace, et l’orbe alors s’éclaircira sur ce qu’on pourrait interpréter comme un retour de ciel limpide après la catastrophe.
Cette sphère sans cesse en mouvement et sans cesse mouvementée par les motifs qui la traversent, s’y développent et décrivent parfois une course cyclique, forme comme un contrepoint à l’immobilisme des personnages. Au statisme qui les fige dans une temporalité ralentie répond la dynamique visuelle du temps et de l’espace que proposent les images, amplifiée par le rythme entêtant des percussions.
De silence et d’absence
L’oratorio des voix, dans son envoûtante mélopée, laisse cependant traîner des zones d’ombre, des énigmes non résolues quant à l’événement annoncé et aux conséquences de cette inversion du curseur, de ce retour en arrière qui intervient lorsque le monde se reconstruit. Parce que la Terre s’est arrêtée de tourner et que le mouvement se renverse. Et avec lui le questionnement, au milieu de la joie, sur ce qui résultera du passé. « Est-ce que tout ce qui nous a été volé va nous être rendu ? », demande la Mère. À quoi chacun répond à sa manière.
Le renouveau n’entraîne pas l’effacement du passé, nous rappelle l’auteur. L’humanité n’a pas oublié ses vieux démons. Si le désir de réapprendre à vivre, en choisissant de nouvelles priorités, agite certains, l’exclusion et le meurtre refont surface. Les mêmes erreurs reviennent. « Faut que ça tourne. Dans un sens, puis dans l’autre, inversant le cours des fleuves et l’âge des hommes. Réveillant tout ce qui fut et précipitant dans l’oubli ce qui vient d’arriver », dit le Pressé de vivre-prophète.
Dans ce requiem pour une humanité défunte ou en passe de l’être et dans la forêt de symboles accumulés par l’auteur et la metteuse en scène, chacun des spectateurs devra tracer son propre chemin. Mais au bout du compte, il reviendra au Pressé de vivre moribond de dresser le bilan. Que « le silence est là ». Et que seules les étoiles « savent que nous ne sommes rien. Et sourient pour faire briller l’obscurité. » Aussi, même si le monde meurt…
Même si le monde meurt de Laurent Gaudé (éd. Actes Sud-Papiers)
S Conception et mise en scène Laëtitia Guédon S Avec Matthieu Carle, Marine Déchelette, Mathieu Fernandez, Élise Friha, Marine Guez, Alice Jalleau, Thomas Ribière, Julien Salignon S Scénographie Amélie Vignals S Lumières Philippe Ferreira S Musique, son Joan Cambon S Vidéo Benoît Lahoz en collaboration technique avec Damien Bienabe S Costumes Nathalie Trouvé S Assistanat à la mise en scène Caroline Chausson S Réalisation du décor Ateliers de construction du ThéâtredelaCité sous la direction de Michaël Labat S Réalisation des costumes Ateliers du ThéâtredelaCité sous la direction de Nathalie Trouvé S Avec la complicité de Marion Muzac et Nikola Takov S Production ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Compagnie 0,10 S Avec la participation de l’AtelierCité S Coréalisation Théâtre de la Tempête S Le Théâtre de la Tempête est subventionné par le ministère de la Culture, la région Ile-de-France et soutenu par la ville de Paris S Création les 2 et 3 juin 2023 au Printemps des Comédiens – Montpellier S Durée 1h10
Du jeudi 6 mars au dimanche 6 avril, du mardi au samedi à 20h, dimanche à 16h
Théâtre de la Tempête - Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris
www.latempete.fr