22 Mars 2025
Pari réussi pour Christophe Rauck avec cette pièce qui entremêle trois histoires qui ne cessent de s’interpénétrer simultanément sur le plateau et pour ses comédiennes et ses comédiens qui se livrent ici à un exercice virtuose.
Elles sont trois femmes d’une même famille. Trois générations marquées par le même passé. Trois histoires féminines marquées par leur temps. Sur le plateau nu, que viendront meubler au fil des évocations un canapé, une chaise, un lit, une baignoire, ou seulement un téléphone, mais qui sera avant tout habillé par la lumière qui le découpe et qui le particularise, elles apparaissent l’une après l’autre, chacune dans son monde, tout comme elles disparaîtront de la même manière à la fin de la pièce comme pour créer une symétrie qui referme le spectacle avec la dernière d'entre elles.
Carol est la première, tandis qu’une date s’affiche : 1969. Poignets bandés, elle dialogue avec son mari et l’on découvre progressivement son histoire familiale : un oncle suicidé et, pour elle, une tentative analogue, signe d’un mal de vivre qu’elle n’explicite pas. Elle a eu une fille, Anna, que l’on voit apparaître – en 1992 nous dit l’affichage – déjà jeune fille, dans un état d’ébriété avancé et à la recherche, auprès d’un ami, d’une injection substitutive de « blanche », d’héroïne. La troisième apparaîtra dans son contexte professionnel. Médecin, Bonnie va nouer une relation homosexuelle problématique avec l’une de ses patientes et il lui reviendra de clore le cycle qui relie ces trois femmes à leur histoire familiale et à la maison qui les abrita.
Une partition musicale pour trois trames simultanées
L’autrice, Alice Birch, ne présente les trois parcours de ces femmes ni dans leur déroulé chronologique ni en séquences successives qui alterneraient les histoires de chacune, mais en installant en parallèle sur le plateau des scènes se rapportant à chacune. Comme dans une partition à trois groupes de voix, les dialogues se superposent, alternent, résonnent l’un par rapport à l’autre, tissant les relations entre les trois femmes, les trois époques. Parfois l’on retrouve, dans chacune des scènes, des phrases qui se font écho. Parfois identiques, reprises simultanément ou avec un léger décalé comme pour se répondre, parfois introduisant un dialogue à travers le temps entre des situations, elles lient les trois femmes en un vertigineux rapprochement qui exige des comédiennes et des comédiens une synchronisation sans faille qui ne renonce pas pour autant au sens et à l’intensité dramatique de chaque scène. Un véritable tour de force que la mise en scène de Christophe Rauck réussit et que les actrices et acteurs mènent avec un « naturel » confondant.
La lumière comme point d’appui
Installer sur le plateau trois espaces-temps séparés les uns des autres dont la distinction soit immédiatement perceptible constituait l’autre gageure de ce triolet dramatique. Pour que chaque fable se déroule dans sa propre bulle, indépendante des autres. La lumière découpe ainsi la largeur du plateau et sa profondeur en espaces distincts dans lesquels évoluent chacune des trois femmes et leur entourage. Chacun a sa propre logique lumineuse, sa propre atmosphère, d’un intérieur à l’autre, d’un cabinet médical à un salon, de l'intimité d’un lit à la maison qu’éclairent de larges ouvertures qui donnent sur un jardin aux pruniers. Les lieux apparaissent et disparaissent, se substituent l’un à l’autre et se succèdent dans la géométrie abstraite qu’installe la lumière.
Trois destins de femmes
Ces trois histoires de femmes, dans le tressage et le détricotage de leurs destins, n’évoquent pas un quelconque drame social mais la destinée de trois femmes, passées au filtre de l’Histoire. À la première, Carol, échoit le rôle « traditionnel », hérité de siècles de conditionnement, de la femme : avoir des enfants et les élever. Être mère comme unique fonction, au risque d’étouffer, de n’en plus pouvoir. Une femme au foyer enfermée dans ce seul rôle. À Anna, sa fille, reviennent le refus et la révolte, la recherche d’autre chose, dans le refuge d’une communauté ou dans la drogue. Mais l’enfant est toujours là, et l’instinct maternel présent, même si sa présence est plus problématique qu’inscrite « dans les gènes ». La troisième, Bonnie, aura pour charge de mettre fin à la chaîne qui lie toutes ces histoires de famille, mais elle ne s’en porte pas mieux dans son refus d’une relation amoureuse stable et son absence d'enfant. Chacune à son tour flirte avec le désir d’en finir – même si l’on apprend que seule la première semble passée de l’autre côté, sans savoir ce qu’il est réellement advenu des autres – et le déshabillage du suicide, son « anatomie », nous conte une histoire de mal-être à travers ces destins croisés.
La force et l’étrangeté
Dans le labyrinthe des allées tracées par les trois comédiennes admirables qui portent les rôles de ces trois femmes – Audrey Bonnet, qui traîne une résignation traversée de colère, Noémie Gantier, toute en ruptures et à fleur de peau, Servane Ducorps, qui s’entoure d’un filet de protection dont les trous laissent apparaître des gouffres – et qui ont le refus en partage, naît l’image de la difficulté insurmontable ou presque de se vivre comme femme. L’exploration simultanée des voies sans issue auxquelles elles se heurtent, qui propose dans son parallélisme insolite une formule inexploitée au théâtre, offre une évocation puissante qui ne laisse pas indemne.
Anatomie d’un suicide d'Alice Birch Traduction Séverine Magois
S Mise en scène Christophe Rauck S Avec Audrey Bonnet (Carol), Eric Challier (Dan, Dave, Felix, Duke), David Clavel (John), Servane Ducorps (Bonnie), Noémie Gantier (Anna), David Houri Jamie), Sarah Karbasnikoff (Kare, Emma, May, Esther, Daisy adulte, Diane, Femme), Lilea Le Borgne (Daisy enfant, Anna enfant, enfants, adolescentes), Mounir Margoum (Toby, Mark, Tim, Homme), Julie Pilod (Laura, Jo, Lola, Infirmière) S Dramaturgie et collaboration artistique Marianne Ségol-Samoy S Scénographie Alain Lagarde S Musique Sylvain Jacques S Lumière Olivier Oudiou S Costumes Coralie Sanvoisin S Maquillages et coiffures Cécile Kretschmar S Vidéo Arnaud Pottier S Stagiaire assistant à la mise en scène Achille Morin S Construction des décors Théâtre National Populaire de Villeurbanne-Lyon S Production Théâtre Nanterre-Amandiers S Coproduction Théâtre National Populaire de Villeurbanne-Lyon, l’Onde-scène conventionnée Vélizy-Villacoublay S Avec la participation artistique du studio ESCA S Alice Birch est représentée en Europe francophone par Marie Cécile Renauld, MCR marie-cecile@parismcr.com en accord avec United Agents Ltd S La pièce Anatomie d’un suicide a été traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez, centre international de la traduction théâtrale S Durée 2h
20 mars — 19 avril 2025. Mer, jeu, ven à 20h / sam à 18h / dim à 15h
Théâtre Nanterre-Amandiers – 8, avenue Pablo Picasso, 92000 Nanterre
https://nanterre-amandiers.com
TOURNÉE
15 - 23 mai 2025 Théâtre National Populaire de Villeurbanne-Lyon
Printemps 2026 La Comédie de Reims, CDN, La Comédie de Saint-Etienne, Théâtre National de Bretagne, l’Onde-scène conventionnée Vélizy-Villacoublay