10 Décembre 2024
Bérangère Vantusso transpose la pièce d’Eugène Ionesco dans le monde actuel, cerné par la montée des populismes.
Du 5 au 14 décembre 2024 au Théâtre Silvia Monfort, Paris 15e, en partenariat avec Le Mouffetard, puis en tournée.
Ionesco remis à neuf
Un, deux, trois Rhinocéros traversent la ville, à grand renfort de bruit et de poussière. Ils suscitent l’étonnement : on en cause, au café, au bureau et dans les chaumières. Au début, ils paraissent exotiques et peu inquiétants, bien qu’ils piétinent les chats, démolissent l’escalier de l’établissement où travaille Bérenger. Le jeune homme voit les gens de son entourage s’accoutumer peu à peu à la présence des pachydermes – de plus en plus nombreux –, puis se joindre à la horde sauvage, emportés par « la rhinocérite », une maladie contagieuse qui n’épargne personne et que rien n’arrête. Son ami Jean, pourtant épris d’ordre et de justice, se rallie à eux, tout comme ses collègues de travail les plus opposés, jusqu’au Logicien, un intellectuel fumeux maniant les faux syllogismes. Même l’amour ne retiendra pas Daisy auprès de Bérenger : elle n’entend pas sauver le monde. Il demeure seul, à résister : « Je suis le dernier homme, je le resterai jusqu'au bout ! Je ne capitule pas ! ».
Très impliqué dans la lutte pour les droits de l'homme, Eugène Ionesco, sous couvert de l’absurde et de la dérision, s’en prend à la passivité et à l’inaction des gens face aux idéologies totalitaires. Il dit, dans sa préface : « Rhinocéros est sans doute une pièce antinazie, mais elle est aussi, surtout, une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées. »
Le dramaturge Nicolas Doutey a conçu l’adaptation pour la jeune troupe du CDN de Tours que dirige Bérangère Vantusso : il a réduit le nombre de scènes et de personnages ; le Vieux Monsieur et la Ménagère sont renommés. La pièce trouve ainsi une nouvelle dynamique. Les six comédiens enfilent leurs costumes à vue, au gré des personnages, et, sur une musique rock, adoptent une gestuelle un peu mécanique, conforme au langage stéréotypé du texte. Parmi eux, Bérenger, garçon bohème (Thomas Cordeiro) et Jean, son ami donneur de leçons (Simon Anglès), paraissent plus authentiques. Les compositions musclées d’Antonin Leymarie ponctuent les trois actes et font entendre, en sourdine, la présence inquiétante des monstres, qui se manifestent aussi par des chants séduisants et des fumigènes, derrière l’impressionnant décor qui barre la scène.
Au pied du mur
Bien que froid comme un carrelage de salle de bain, c’est un mur vivant fait de cubes de céramique blanche qui délimite les espaces privés : café, bureau, appartements. Il n’est pas sans rappeler l’univers glaçant de l’artiste plasticien Jean-Pierre Raynaud. De l’autre côté cavalcadent et barrissent les dangereux pachydermes, menaçant la fragile cloison d’écroulement. Loin de protéger les humains, ce décor écrasant symbolise la marche inéluctable du « rhinocérisme », d’abord par quelques briques qui se brisent violemment au sol, des trous qui apparaissent dans l’édifice, puis par l’avancée progressive de la paroi, réduisant l’espace scénique et dévorant au passage les personnages. La scénographie de Cerise Guyon est un terrain de jeu idéal pour la marionnettiste Bérangère Vantusso. Les cubes blancs, assemblés par les comédiens, telles les pièces d’un Lego®, deviennent, pour les besoins de la narration, chat, lit, miroir ou pavés que l’on s’envoie à la figure...
Malgré l’énergie des comédiens et le ravalement qu’il a subi, Rhinocéros paraît un brin daté. On a du mal à concevoir aujourd’hui le caractère dérangeant qu’on a vu dans la pièce à sa création, et les polémiques qu’elle a suscitées. Ionesco rapporte que « Selon le point de vue des uns et des autres, le héros, anti-héros de la pièce, a été considéré tantôt comme un personnage courageux qui a la vaillance dans sa solitude de s’opposer à l’idéologie dominante, tantôt comme un petit bourgeois apeuré, tantôt comme un personnage positif, tantôt comme un personnage négatif. Pour l’auteur, il s’agit simplement d’« une pièce contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées, mais n’en sont pas moins de graves maladies collectives dont les idéologies ne sont que des alibis » selon Ionesco – la pièce fut d’ailleurs interdite de représentation en URSS. La pièce sonne maintenant un peu creux, même si le spectacle tente de mettre à jour une menace réelle : « Le seul regard que je peux porter aujourd’hui sur le monde tel qu’il va mal passe par l’absurde, le dérèglement [...] par la grimace, le rire, la casse, le surréalisme », dit Bérangère Vantusso.
Rhinocéros figure aujourd’hui encore au programme des lycées : puissent les élèves qui assisteront à la représentation, trouver les clefs d’entrée dans cette œuvre de 1959, où l’auteur expose la fascination totalitaire qu’il a observée en Europe, dès 1933, notamment en Roumanie, son pays natal. Il faut lire, dans l’attitude de Bérenger, un appel à la résistance que Ionesco souligne dans sa préface à la pièce (Gallimard, 1964) : « Si l’on s’aperçoit que l’histoire déraisonne [...], si l’on jette sur l’actualité un regard lucide, cela suffit pour nous empêcher de succomber aux ‘‘raisons’’ irrationnelles, et pour échapper à tous les vertiges. »
Rhinocéros d’Eugène Ionesco (éd. Gallimard)
S Mise en scène Bérangère Vantusso S Adaptation et dramaturgie Nicolas Doutey S Avec Boris Alestchenkoff, Simon Anglès, Thomas Cordeiro, Hugues De la Salle, Tamara Lipszyc, Maika Radigalès S Collaboration artistique Philippe Rodriguez-Jorda S Assistanat à la mise en scène Pauline Rousseau S Scénographie Cerise Guyon S Création lumière Anne Vaglio S Création musicale Antonin Leymarie S Création son Grégoire Leymarie S Avec la participation à la bande son Matthieu Ha (voix), Giani Caserotto (guitare), Fabrizio Rat (piano), Adrian Bourget (mixage et traitement en direct) S Costumes Sara Bartesaghi Gallo, assistée de Elise Garraud S Régie générale lumière Philippe Hariga S Régie son Vincent Petruzzellis S Régie plateau Léo Taulelle S Construction décor Fabien Fischer, Maxime Klasen (la Boite à Sel) S Accessoires Sébastien Baille S Production Cie Trois-6ix-trente, en collaboration avec Formart S Production déléguée Théâtre Olympia - Centre Dramatique National de Tours S Production et résidence Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy- Lorraine, Studio-Théâtre de Vitry, Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine S Coproduction Théâtre Olympia - CDN de Tours, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production, Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine, Le Carreau Scène nationale de Forbach, Théâtre Joliette - Scène conventionnée art et création, expressions et écritures contemporaines – Marseille S Durée 1h30
TOURNÉE
13-14 février 2025, Le 140 - Bruxelles
20- 21mars 2025, ABC - Scène nationale de Bar-Le-Duc
3 avril 2025, Le Carreau - Scène nationale de Forbach
16-17avril 2025, Théâtre d’Auxerre - SCIN
23-25 avril 2025, Maison de la culture d’Amiens
23 mai 2025, Le Grand R - Scène nationale de La Roche-sur-Yon