25 Décembre 2024
Dans cet oratorio, dépourvu de religiosité mais non d'une certaine mystique, qui donne la première place aux oubliés de la terre, aux sans-grade, les personnages, dans leur diversité, forment la galerie d’une humanité réduite au silence qui n’en cherche pas moins ses repères. Un pèlerinage aux sources du fondement immémorial dans lequel chacun se doit de trouver sa juste place.
Un homme aux petites lunettes d’intellectuel entre en scène avant même que le public n’ait gagné la salle. Il est un transfuge, il a fui le milieu dans lequel il vivait. Il a renié ses origines, fait des études, s’est élevé au-dessus de sa condition. Derrière lui résonne comme un leitmotiv slamé : « J’voulais brûler les étapes ». Il retourne aujourd’hui, sous la conduite de Nova qui l'invite à aller « au plus profond » et l'amène à une interrogation sur lui-même, là où il a passé son enfance. Aîné de trois enfants, il revient, confronté à un problème d’héritage, pour décider quoi faire de ce legs qu’il a passé sa vie à refuser, de cette armoire aux souvenirs qu’il s’est acharné à ne pas ouvrir tout en parlant cependant au nom des siens. Au fil de ce retour en arrière qu’il se voit contraint d’effectuer, c’est son passé qui lui saute à la figure et lui arrive par vagues, incarné par les figures, réelles ou mythiques, qu’il a croisées. Elles viennent, longue procession de spectres, lui rappeler d’où il vient, à quoi il appartient encore, en dépit qu’il en ait. En une série de tableaux, une réalité kaléidoscopique apparaît, faite de culpabilité, de refus et d’espoir.
De Peter Handke à Sébastien Kheroufi
Au village traversé par une modernité qui en signe la disparition, où Peter Handke situait la pièce, Sébastien Kheroufi substitue l’une de ces banlieues urbaines où l’on a entassé ces gens venus d’ailleurs. Ils parlent français, mais aussi arabe. Ils sont, comme le dira l’un des personnages, « le sel de la terre ». On les verra dans la pièce former un chœur bigarré d’ouvriers, d’offensés, d’exclus, de femmes vêtues de noir, parfois voilées, de personnes abîmées par la vie et le travail, ou d’autres. Le village est devenu un lieu abstrait en même temps que terriblement concret, celui de toutes les origines, où les seules références qui demeurent sont celles d’une nature mythique : un fleuve, des arbres qui détiennent des vérités en voie de disparaître, et l’étendue du ciel, qui n’appartient à personne et est l’apanage de tous. Créée en 1981, la pièce de l’écrivain autrichien acquiert, plus de quarante ans après, une valeur prophétique.
Une confrontation familiale comme une interrogation sur l’identité
Le trio formé par la famille de Gregor est emblématique d’un monde composé de ceux qu’on a laissés à la marge, tout juste bons à fournir les armées d’ouvriers et d’employés qu’on use avant de les jeter quand ils ne servent plus. Hans, le frère sacrifié pour que Gregor puisse faire des études, est l’ouvrier, l’invisible à qui l’on a fait oublier le chemin du pays natal et qui ne connaît plus que celui du bistrot et les bras de la femme où il se réfugie. Sophie, la sœur, vendeuse dans un magasin, subit la violence quotidienne qui ne dit pas son nom, de l’obséquiosité à montrer en toute situation, de l’autoritarisme et de la bêtise imposés. Disposer de l’héritage dévolu à Gregor serait pour elle le moyen de recouvrer sa liberté en ouvrant son propre petit commerce, d’être son propre maître, ce que Gregor dénonce comme participation à un modèle social qu’il rejette.
Entre les trois, amour et haine se mêlent, les rancœurs remontent à la surface. Car Gregor est un traître de classe et que son mépris pour ceux qui sont restés en bas est manifeste. Parce que ceux-là même qu’il a laissés derrière lui vivent comme une injure le reniement de l’intellectuel qu’il est devenu et qui tire sa singularité de son origine même. Peter Handke aborde là une question de fond sur la relation aux origines et la culpabilité qui peut y être associée à vouloir sortir de sa condition. Chacun des personnages adoptera une attitude différente, illustrant la complexité du problème.
Une galerie de personnages qui mêle réalité et onirisme
La pièce nous mène du chantier, où travaille Hans, au présent du « village », champ de ruines de la mémoire dans lequel errent les habitants. Elle nous entraîne à la rencontre de cette réalité d’aujourd’hui à laquelle se confrontent les personnages. Le chantier sur lequel travaillait Hans s’achève. Il se transporte ailleurs, et Hans avec lui. Dans la cabine exiguë d’un Algeco où s’entassent lits gigognes et sacs de gravats et de terre près d’un vieux réchaud, Hans forme, avec ses collègues de travail, Anton, Ignaz et Albin, une équipe, sous la bienveillante hospitalité de l’intendante du chantier. Un monde ouvrier où l’amitié et la fraternité sont une réalité. Porteurs de leurs « cercueils », humiliés, exploités, ces laissés-pour-compte disent leur haine indéfectible face à ces puissants « qui ont perdu leurs sortilèges ».
À côté d’eux, les personnages de la vieille femme et de l’enfant sont des figures emblématiques, des archétypes, qui viennent hanter ce monde en perdition. La vieille femme, noire en ses habits de deuil, est une mater dolorosa errante dans le cimetière de ses souvenirs, tout imprégnée d’un passé vécu comme un paradis perdu. Incarnée par une Anne Alvaro bouleversante, elle chante la mort d’un monde balayé par le modernisme. Quant à l’enfant, elle incarne, silencieusement, celui qui vient. Côte à côte, ensemble, main dans la main, elles symboliseront ce qui peut advenir.
Un dernier personnage, Nova, vient clore la pièce après l’avoir ouverte. Il est le clairvoyant qui sait voir au-delà des choses, le prophète qui se livrera à la fin de la pièce à une très longue apostrophe sur la nécessité de se retrouver et de tracer son chemin, entre passé et avenir.
Autour de ces personnages, les habitants, tous semblables, tous différents, gravitent comme un peuple omniprésent qui occupe la pièce. Incarnés par des amateurs rassemblés par le metteur en scène, ils forment le chœur antique qui entoure les personnages, ravive l’esprit de la fête ou célèbre par sa présence éloquente et silencieuse, parfois traversée de bribes poétiques, la force d’un « nous » porteur d’espoir.
Magnifier par l’écriture
Au-delà de la trame de la pièce, c’est un chant qui s’élève, dans une belle langue, lyrique et poétique. Cette épopée des pauvres gens, qui donne la parole à ceux qui en sont privés, qui transforme en rois et chevaliers vendeuses et ouvriers, est portée par un souffle poétique qui sublime le réel et le transfigure pour lui donner ses lettres de noblesse. Les personnages l’expriment lorsqu’ils revendiquent d’être vus « autrement, magnifiés ». Les paroles sont fortes, à dénoncer l’esclavage dans lequel, grands et petits, ouvriers et architectes, nous sommes réduits, à montrer du doigt la « cohorte des morts-vivants » que nous formons, à appeler à dépasser l’immobilité dans laquelle nous nous sentons « coupables ». L’ode joue sur les assonances, rapprochant « gargouillis » de « hachis » dans l’éboulis des gâchis et taudis. Elle est incantatoire, sur le mode de « J’ai fait un rêve ». Les images affleurent en permanence et, malgré des longueurs, on ne peut que rester suspendu à cette attente d’un monde où « nous tremblerons avec les têtes des fleurs quand les vitrines seront signe de voisinage et que nous formerons une seule humanité. »
Par les villages S Texte Peter Handke S Traduction de l’allemand Georges-Arthur Goldschmidt (éd. Gallimard)
S Recréation 2024-2025 S Mise en scène Sébastien Kheroufi S Avec Amine Adjina, Anne Alvaro, Dounia Boukersi ou Bilaly Dicko en alternance, Casey, Marie-Sohna Condé ou Gwenaëlle Martin en alternance, Hayet Darwich, Ulysse Dutilloy-Liégeois, Benjamin Grangier, Reda Kateb, Minouche Nihn Briot, Sofia Medjoubi ou Miya Josephine en alternance S Collaboration à la dramaturgie Félix Dutilloy-Liégeois S Régie générale Clémence Roudil S Scénographie Zoé Pautet et Sébastien Kheroufi S Costumes Cloé Robin S Création lumière Enzo Cescatti S Création musicale Minouche Nihn Briot S Ingénieur du son Simon Muller S Photographies Léo Aupetit S Avec la collaboration artistique de Laurent Sauvage S Avec le soutien et la bienveillance de l’auteur Peter Handke S Avec la participation d’un chœur d’amateurs S Coordination du chœur Laure Marion S Avec la présence exceptionnelle de La Relève Bariolée, accompagnée par Nebil Daghsen et Léa Mécili S Construction décor Ateliers du Théâtre Gérard Philippe – Centre dramatique national de Saint-Denis et Clémence Roudil S Production Compagnie La Tendre Lenteur, Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne dans le cadre de son association avec Sébastien Kheroufi. La compagnie La Tendre Lenteur est accompagnée par Céline Martinet & Alexandre Slyper – Tapioca Production S Coproduction Centre Pompidou, Théâtre Corbeil-Essonnes-Grand Paris Sud, Centre d’art et de culture – Espace Culturel Robert Doisneau, Ville de Meudon et le Festival d’automne à Paris S Le Centre Pompidou, le Festival d’Automne à Paris sont coproducteurs de cette re-création et la présentent en coréalisation avec le Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne S Ce projet est lauréat 2023 du Fonds régional pour les talents émergents – FoRTE, financé par la région Île-de-France et bénéficie de l’aide au spectacle dramatique de la SPEDIDAM S Avec le soutien de DRAC Île-de-France – ministère de la Culture, Ateliers Médicis, L’Azimut, Fonds Porosus, dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT, Fonds d’insertion professionnelle ESAD – PSPBB, ministère de la Culture dans le cadre du dispositif CulturePro, Les Aventurier·e·s, Cromot – Maison d’artistes et de production, Jeune théâtre national, association Bergers en Scène d’Ivry Construction décor Ateliers du Théâtre Gérard Philippe – Centre dramatique national de Saint-Denis et Clémence Roudil S Remerciements Agnès b Construction décor Ateliers du Théâtre Gérard Philippe – Centre dramatique national de Saint-Denis et Clémence Roudil S Avec le soutien de Pernod Ricard Construction décor Ateliers du Théâtre Gérard Philippe – Centre dramatique national de Saint-Denis et Clémence Roudil S Durée 3h20
Du vendredi 13 au dimanche 22 décembre, jeu.-ven. à 20h, dim. à 17h
Centre Pompidou - Place Georges-Pompidou, 75004 Paris
Du mercredi 22 au dimanche 26 janvier, mer.-ven. à 20h, sam. à 18h, dim. à 16h
Théâtre des Quartiers d'Ivry - La Manufacture des Œillets, 1 Rue Raspail, 94200 Ivry-sur-Seine
01 43 90 11 11 - En ligne sur www.theatre-quartiers-ivry.com
En partenariat avec le Centre Pompidou. Dans le cadre du Festival d'Automne 2024.
TOURNÉE
-Du 13 au 22 décembre 2024 | Centre Pompidou (75) dans le cadre du Festival d’automne à Paris
-Du 22 au 26 janvier 2025 | Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val de Marne (94)
-Les 25 et 26 février 2025 | La Filature – Scène nationale de Mulhouse (68)
-Le 5 avril 2025 | Théâtre de Corbeil-Essonnes (91)
-Les 11 et 12 avril 2025 | Espace Robert Doisneau – Meudon la Forêt (92)
-Les 10 et 11 juin 2025 | Le ZEF, Scène nationale de Marseille dans le cadre du festival Rencontre à l’échelle – Les Bancs Publics
-Les 14 et 15 juin 2025 | Domaine d’O – Montpellier (34)