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Arts-chipels.fr

Le Soulier de satin ou la pièce-fleuve des rendez-vous manqués.

Le Soulier de satin ou la pièce-fleuve des rendez-vous manqués.

Il ne faut pas moins de cinq ans à Claudel – onze jusqu’à la publication – pour écrire la geste de Rodrigue et de Doña Prouhèze, une pièce d’une durée initiale de onze heures qui s’étale sur trente années d’histoire des personnages. Il ne faudra pas moins de huit heures trente (entractes inclus) et tous les moyens de la Comédie-Française pour permettre à Éric Ruf de venir à bout, avec une science qui force le respect, de ce monument théâtral.

Deux décennies ont été nécessaires pour que le Soulier de satin, écrit entre 1918 et 1923, se retrouve sur les planches, tant le projet paraissait démesuré. Le 27 novembre 1943, c’est dans une mise en scène de Jean-Louis Barrault, à la Comédie-Française, que se lève pour la première fois le rideau sur la pièce, en pleine occupation allemande.

Paul Claudel, résidant en zone libre, après avoir été grand pourfendeur des anticatholiques, « professeurs, avocats, juifs, francs-maçons », et soutien du gouvernement pétainiste « qui invoque Dieu », a alors pris du recul, publiquement, par rapport au régime vichyste, en particulier face aux persécutions antisémites, et est perçu comme gaulliste et opposé à l’Allemagne. C’est dire s’il est devenu un personnage encombrant pour l’Occupant, qui n’a pu s’opposer via la censure à la présentation de la pièce mais cherchera par les moyens les plus divers à freiner la diffusion de l’œuvre, immense succès public en raison, en partie, de l’incarnation de « résistance » de l’esprit français qu’on lui prête alors. La difficulté des conditions techniques – couvre-feu à 22h30, alertes aériennes qui interrompent le cours des représentations, approvisionnement électrique problématique – serviront de prétexte à l’espacement par les Allemands des représentations de la pièce.

Cette « commotion » contradictoire de l’auteur trouve aussi un écho dans le caractère fiévreux, passionné, emporté par des flots furieux qui se dessine dans son œuvre en même temps qu’elle illustre son autre face, celle du diplomate-monstre froid qui laisse, l’année où le Soulier est présenté, sa sœur Camille – la sculptrice abandonnée par Rodin dont il a décidé l’internement pour préserver sa carrière – mourir à l’asile sans même lui rendre une dernière visite. Le Soulier de satin, pièce hors-norme et fascinante, porte en elle toutes les contradictions de son auteur. Elles sont une part de son impact.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Des intrigues amoureuses au long cours

L’histoire qui lie les destins de Rodrigue et de Doña Prouhèze n’est qu’une succession de rendez-vous manqués. Prouhèze est mariée à Don Pélage, un vieil époux qu’elle n’aime pas, un juge à l’esprit étroit appelé à diriger une forteresse africaine, possession espagnole. En rejoignant Mogador (Essaouira), il mettra de la distance entre sa jeune et séduisante épouse et Don Camille, son cousin, qui a des visées sur la jeune femme. Mais celle-ci a rencontré Rodrigue que le roi d’Espagne veut envoyer gouverner dans les Amériques et les deux jeunes gens se sont pris, l’un envers l’autre, d’une passion furieuse. Ajoutons l’histoire de Doña Musique, la nièce de Pélage, que le juge veut marier contre son gré et qui s’enfuit. À la saison des amours, les empêchements sont de rigueur et la suite consistera pour chacun à trouver, de manière plus ou moins heureuse, le chemin d’un destin écrit par le Ciel.

Pour Doña Musique, l’amour prendra les formes du vice-roi de Naples et d’un enfantement béni. Pour Rodrigue et Prouhèze, un obstacle à leurs retrouvailles se dressera chaque fois. Le devoir, conjugal ou politique, les intrigues tordues, les lettres perdues et retrouvées, le sort qui s’en mêle conduiront Rodrigue et Prouhèze à se rencontrer mais à se fuir chaque fois. La mort de Pélage n’y changera rien : Camille se glissera dans la position maritale laissée vacante par Pélage. Quant à Prouhèze, elle confiera à Rodrigue – c’est l’objet de la quatrième et dernière « journée » de la pièce – la fille qu’elle a eue de Camille mais qui ressemble étrangement à Rodrigue… Ce dernier aura alors à choisir entre le mirage d’une séduisante comédienne grimée en reine d’Angleterre qui lui promet un royaume de courants d'air et la croisade guerrière que lui propose sa fille.

Encadrant les quatre « journées », le tête-à-tête permanent et enfiévré de Claudel avec Dieu prend la forme d’un mystérieux moine, attaché au mât d’un navire en train de sombrer. Il implore le Tout-Puissant de faire revenir Rodrigue, qui a quitté le noviciat, dans les voies de la religion. Comme si toutes ces heures dépensées à se battre et se débattre ne correspondaient qu’au caprice d’une invisible mais omniprésente divinité.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Excès, fureur, chaos et rire

Rien n’est vraiment d’équerre dans cette pièce picaresque où se côtoient mendiants et rois, où le rire et les larmes sont mêlés, où provocation et violence se teintent d’ironie et d’effronterie. On ne cesse de voyager d’Europe en Afrique ou en Amérique quand ce n’est pas en Asie. On passe de la terre ferme au tangage d’un pont de bateau balloté par les vagues. Les actrices et les acteurs se promènent au milieu du public sur une passerelle étroite qui traverse l’orchestre. Brisant le quatrième mur, ils viennent parler à l’oreille du spectateur, partager avec lui une entrée monumentale comme un désespoir profond. Dans les séquences qui forment chacune des « journées », on passe d’un bateau en perdition à une auberge – catalane –, on se déplace du Pérou ou de Prague à Mogador. Le texte est en sautes de vent, balayé par une langue qui ne cesse d’osciller entre les ruptures de ton, les rythmes cassés, la coexistence entre le tragique et le burlesque, le lyrisme et son décalage.

Des conseillers obséquieux, un coq-à-coq de prétendants amoureux, le renversement des rapports de forces entre masculin et féminin, sans oublier les petites virgules semées sur le cynisme et l’impudence de la colonisation chrétienne ponctuent et pimentent l’action. L’Ange gardien est facétieux, le prophétisme teinté de dérision et Dieu souvent à la ramasse tant ses voies sont impénétrables.

Le public, balloté entre tragique et dérision, entre l’éperdu amoureux de Rodrigue et Prouhèze et la légèreté bondissante de Musique ou la rouerie de l’Actrice, est embarqué dans un vaisseau toujours en marche dans lequel il ne cesse de tanguer. Un bateau ivre sur des fleuves tumultueux, auquel Shakespeare, infatigable, aurait apporté la touche de couleur et la saveur d’un dialogue prétendument populaire, avec ses traits d’humour. Jeu il y a, et Éric Ruf le souligne à tout moment, dans une mise en scène portée par des comédiens survoltés.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Du « bricolage » comme un des beaux-arts

C’est volontairement dans un style un peu foutraque, faussement bricolé au milieu de considérations hautement philosophiques, que la pièce apparaît. On ne s’en amuse que davantage. Aucun décor ne masque le fond de scène où apparaissent les éléments entreposés. La cage de scène est nue, passerelles et gril visibles. Tout au plus descendent des cintres quelques toiles peintes de bois enchanteurs ou de sombres forêts, de ciels nuageux ou en tempête, ou encore des rideaux, des drapés de théâtre qui, selon l’éclairage, cachent ou révèlent en transparence, un jeu amoureux, un espionnage subreptice dans ce voyage incessant où l’on parle d’amour mais aussi de tout et de rien avec le même engagement.

Cette pauvreté revendiquée est une manière de montrer l’artifice, d’installer le théâtre au cœur, de jouer à « on dirait que ». Elle se conforme en cela aux intentions énoncées par Claudel, dans le cas où la pièce serait « jouée un jour ou l’autre, d’ici dix ou vingt ans, totalement ou en partie ». L'auteur ajoute : « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme ! Avec des réussites, si possible, de temps en temps, car même dans le désordre il faut éviter la monotonie. L’ordre est le plaisir de la raison : mais le désordre est le délice de l’imagination. » Aussi avoir l’air apparaît-il comme un moyen de libérer l’imaginaire et d’ouvrir une brèche pour que le spectateur s’y engouffre et, de passif, devienne actif.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Un théâtre des passions marqué par la grande et la petite histoire

Autant le décor fait une référence appuyée au théâtre de tréteaux, autant le soin, presque maniaque de précision et de finesse, apporté aux costumes somptueux, fussent-ils de mendiants, de Christian Lacroix témoigne de tout sauf d’une improvisation. Repris en partie et réadaptés en utilisant les réserves considérables de costumes de la Comédie-Française, intégrant des éléments récupérés sur des costumes trop abîmés pour être réutilisés comme tels – boutons, passementeries, dentelles, bijoux, restes de broderies ou de rubans –, ils racontent le théâtre en même temps que l’histoire et l’histoire de l’art, puisant dans la peinture une source d’inspiration.

Ainsi le costume de Doña Isabel, porté par Florence Viala, vient-il de celui de Madame Sarti, le personnage qu’elle incarnait dans la Vie de Galilée. Ainsi la même comédienne, travestie en reine d’Angleterre, rappelle-t-elle immédiatement les portraits d’Élisabeth Ire d’Angleterre au XVIe siècle dans un condensé qui évoque, dans la coiffure comme dans la magnificence du costume brodé de perles, celui attribué à Segar, connu comme le Portrait à l’hermine, ou celui peint par Marcus Gheeraerts l’Ancien, ou encore le portrait de la Reine commémorant la défaite de l’Invincible Armada.

Récup’ de luxe, les costumes sont histoire et beauté, traversée du temps porteuse de souvenirs, passé ressuscité. Réalisés avec un soin minutieux par les ateliers de la Comédie-Française, ils ont le supplément d’âme de leur vécu et de leur ancrage dans l’histoire de l’art.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

La cohésion d’une troupe

La création du Soulier de satin prend place dans un contexte particulier. Montée pour la dernière saison des dix années d’exercice d’Éric Ruf en tant qu’administrateur général de la Comédie-Française, elle sonne comme un salut magistral adressé au public comme aux comédiens. Un bouquet final pour un feu d’artifice hors norme, où les comédiennes et les comédiens font revivre l’esprit de troupe. Les acteurs, quel que soit leur statut, n’hésitent pas à passer d’un rôle à l’autre, à devenir figurants pour souligner la majesté du roi en formant sa cour – le public sera aussi sollicité – ou pour créer des effets de foule. On les verra aussi déplacer les quelques éléments de décor introduits sur la scène. Ils rejoignent en cela les « injonctions » de Claudel à propos de la pièce : « Les machinistes feront les quelques aménagements nécessaires sous les yeux mêmes du public pendant que l’action suit son cours. Au besoin rien n’empêchera les artistes de donner un coup de main. »

Lorsqu’il leur est demandé de pousser la chanson – ancienne, comme il se doit – avec les musiciens, c’est avec un bel ensemble et un entrain certain qu’ils se plient à l’exercice. Deux violons, un violoncelle et un piano, cédant à l’occasion la place à un euphonium et à une trompette, les escortent pour illustrer la temporalité ou faciliter l’enchaînement des séquences. Ils empruntent au baroque (Bach, Scarlatti, Marin Marais, Purcell…) comme à la musique romantique, la plus propre à dépeindre les passions (Schubert, Schumann). Et le clin d’œil humoristique n’en est pas absent avec, en particulier les espagnolades d’Albeniz qui ponctuent la deuxième journée.

Quant aux indications situant l’action dans le temps et l’espace, que Claudel imaginait « ou bien affichées ou lues par le régisseur ou les acteurs eux-mêmes qui tireront de leur poche ou se passeront de l’un à l’autre les papiers nécessaires », elles seront prises en charge par un Annoncier en fraise démesurée, qui s’escamotera tout aussitôt pour devenir personnage de la fable.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Un projet prométhéen

Démesure est le maître-mot de cet au revoir. Démesure pour les actrices et les acteurs, formidables ,qui se lancent dans ce marathon théâtral tout en discontinuités et en changements de rôles. Malgré leur présence en scène de six heures et demie, ils parviennent avec brio à incarner les multiples personnages et animent sans autre artifice que leur jeu la longue traversée d’un texte qui est tout sauf facile dans son alternance de règlements de compte avec Dieu et de considérations métaphysiques tout aussitôt remises au niveau du réel par la dérision. Un peu de cette démesure touche aussi le public avec cette demi-journée pleine consacrée à voir un spectacle sans que l’ennui s’installe ou que la difficulté du texte, parfois, ne le rebute.

Au total, le Soulier de satin, dans la version d’Éric Ruf, apparaît comme un pari, un marathon théâtral vécu collectivement, où le projet de chacun serait d’aller le plus loin possible en dépassant ses propres limites. Dans cette œuvre tentaculaire, dont les pièces volontairement éparses forment un patchwork bigarré, plein de surprises et infiniment vivant, on découvre un Claudel, débarrassé de la pesanteur et de l’empâtement qu’on lui prête parfois. L’image d’un « battant » à fleur de peau, toutes griffes dehors, s’impose alors que transparaît derrière l’écrivain l’homme et sa passion pour une femme mariée – Rosalie Ścibor-Rylska, épouse d’un affairiste, Francis Velch, qui utilisera la beauté de sa femme pour s’installer au consulat de France en Chine où Claudel est en poste –, en même temps que le poète marche sur les traces du « mystique à l’état sauvage », de l’auteur-clé de sa conversion catholique : Arthur Rimbaud. Cette exploration du chaos de l’esprit, toute sensibilité dehors, qui explose en un maelström d’états d’âme rend, encore aujourd’hui, Claudel lisible, et visible. Le mérite en revient ici aussi à la dynamique débridée de la mise en scène d’Éric Ruf et au volcanisme de ses acteurs.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Phot. © Jean-Louis Fernandez, coll. Comédie-Française.

Le Soulier de satin ou le Pire n’est pas toujours sûr de Paul Claudel
S Version scénique, mise en scène et scénographie Éric Ruf S Costumes Christian Lacroix S Lumière Bertrand Couderc S Direction musicale Vincent Leterme S Son Samuel Robineau, de l’académie de la Comédie-Française S Travail chorégraphique Glysleïn Lefever S Collaboration artistique Léonidas Strapatsakis S Assistanat à la mise en scène Alison Hornus, Ruth Orthmann, Aristeo Tordesillas de l’académie de la Comédie-Française S Assistanat aux costumes Jean Philippe Pons, Jennifer Morangier, Aurélia Bonaque Ferrat de l’académie de la Comédie-Française S Assistanat à la mise en scène Aristeo Tordesillas S Assistanat à la scénographie Anaïs Levieil de l’académie de la Comédie-Française S
Avec Alain Lenglet (le Père jésuite, Don Fernand, l’Alférès, Don Ramire et le Frère Léon), Florence Viala (Doña Isabel, l’Annoncière et l’Actrice), Coraly Zahonero (Jobarbara et la Bouchère), Laurent Stocker (Don Balthazar, l’Archéologue, Almagro et le Second Roi d’Espagne), Christian Gonon (Sergent napolitain, le Capitaine, Don Léopold Auguste et le Japonais Daibutsu), Serge Bagdassarian (l’Annoncier, le Roi d’Espagne, Don Rodilard et Don Mendez Leal), Suliane Brahim, en alternance avec Édith Proust (Doña Sept-Épées), Didier Sandre (Don Pélage et le Second Chancelier), Christophe Montenez (Don Camille), Marina Hands (Doña Prouhèze-Doña Merveille), Danièle Lebrun (le Chancelier, Doña Honoria, le Chambellan et la Religieuse), Birane Ba (le Chinois, le Vice-Roi de Naples et un soldat), Sefa Yeboah (l’Ange gardien et un soldat), Baptiste Chabauty (Don Rodrigue), Édith Proust (Doña Musique-Doña Délices et Doña Sept-Épées, en alternance) et les comédiennes et le comédien de l’académie de la Comédie-Française Fanny Barthod, Rachel Collignon, Gabriel Draper (Soldats, Officiers, Serviteurs, Seigneurs, Courtisans, Ministres) et Vincent Leterme (piano), Aurélia Bonaque Ferrat, de l’académie de la Comédie-Française (violon), Merel Junge (violon, euphonium et trompette), Ingrid Schoenlaub (violoncelle)

Du 21 décembre 2024 au 13 avril 2025
Horaire exceptionnel 15h-23h30 en 2 parties : 15h-18h30 (avec un entracte), pause de 18h30 à 20h, puis 20h-23h30 (avec un entracte)
Comédie-Française – Place Colette, 75001 Paris. Réservations 01 44 58 15 15 comedie-francaise.fr

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