7 Décembre 2024
Faustine Noguès et sa troupe théâtro-circassienne investissent le grand macabre des abattoirs avec un humour noir et une efficacité redoutable. Mais pour quoi dire ? That is the question…
Parois de carreaux de faïence blancs maculés de sang. Recoins et passages, parois qui s’ouvrent pour laisser se déverser tripes et boyaux. Bruits de machines suggérant des chaînes d’usine, meuglements retentissant derrière le décor… L’ambiance est là, avec la référence à un degré de réalisme criant de vérité. N’y manque pas même le tablier métallique du Saigneur, le grand gaillard style fort des Halles chargé d’estourbir les bestiaux et de leur trancher la gorge.
Ça commence raide, façon grand-guignol. Parce que les employés y discutent de jets de moelle qui vous sautent dans l’œil, élégamment comparés aux déjections intestinales des bovins qui attendent à la porte qu’on veuille bien les faire passer de vie à trépas. Parce qu’au premier plan, côté jardin, trône une énorme carcasse d’animal, dépouillée de sa peau mais encore toute sanguinolente – elle est faite de cire et du polystyrène issu des barquettes, récup’ oblige, mais bon, l’illusion est rebutante à souhait…
Le problème en l’occurrence, au moment où s'ouvre la pièce, est que la masse de barbaque, pendue en hauteur en fond de scène, n’est pas celle d’un bovin mais d’un humain, d’une humaine plus précisément. Une employée qui, à la suite d’une erreur, d’une inattention sans doute, rapport aux conditions de travail, s’est trouvée prise dans la chaîne et est devenue dépouille, pendue à un crochet.
Un fond de conflit ouvriers-ouvrières contre patronat
Cette mort, c’est la flaque de sang qui fait déborder le baquet déjà trop plein des ras-le-bol individuels et collectifs. Toutes les frustrations remontent, les haut-le-cœur trop longtemps réprimés, les rancœurs étouffées, les espérances noyées. C’est décidé : ce sera la grève, une corvée dont la directrice de l’établissement se serait bien passé. Mais dans l’abattoir, il n’y a pas de syndicat et le porte-parole court le risque de se faire virer. Qu’à cela ne tienne ! Les employés utiliseront la ventriloquie pour se faire entendre. Et les artifices de la directrice resteront sans effet pour dénicher le « responsable ». Si la réponse des employés est collective, elle est en revanche seule, et bien identifiée, à servir de courroie de transmission vers le vrai patron, ce monstre froid des complexes industriels gérés internationalement.
Des niveaux de langue révélateurs
Faustine Noguès, avec beaucoup de malice et d’humour, dote chaque groupe social d’un type de langage bien déterminé. Si les employés parlent la langue de monsieur et madame tout-le-monde, c’est en vers libres, parfois rimés, en langage châtié assorti de passés simples et de tournures alambiquées que s’exprime la directrice, qui correspond téléphoniquement avec toute l’obséquiosité – et la crainte – requise face au patron sans visage qu’est l’actionnaire. Celui-ci n’a pas de présence scénique. Il est une voix, lointaine comme la distance qui sépare, dans une société mondialisée, les employeurs de leurs salariés. Tel un oracle annonciateur de catastrophes, il ne laisse passer que des instructions en globish, cet anglais massacré dans le monde entier mais qui prend ici tout son sens : peu importe l’enveloppe, c’est le contenu – virer les facteurs de troubles et rétablir l’ordre – qui est énoncé d’une voix terrifiante.
La vie des animaux…
On nage en plein humour, noir, burlesque et qui ne fait pas dans la dentelle, comme il se doit. Parce qu’alors que les employés se sont mis en grève, des bêtes continuent cependant d’être livrées et de camper devant les abattoirs, et que leur présence sonore prend de plus en plus de place. Mais elles ne sont plus des abstractions d’animaux, des concepts de viande à fabriquer. Elles récupèrent leur statut d’animal promis au sacrifice, d’être vivant en proie au stress devant son heure dernière et le texte, avec une cruauté qui cesse d’être jubilatoire, ne nous épargne aucun détail de la mise à mort et de la transformation de l’animal qui finira dans nos assiettes. Commencée sur le mode du grand-guignol, la pièce verse dans l’horreur.
Du réalisme à l’onirisme
Un personnage fait le lien entre le monde des humains et celui des animaux : la morte qui, dépecée, est devenue créature hybride entre l’humain et l’animal. Sur le mode circassien, au-dessus de l’univers de l’abattoir, non seulement elle parle et évolue sur les poutrelles qui surplombent l’espace de travail, endossant le rôle de l’animal dans lequel elle s’est trouvée transformée, mais elle devient créature hybride, mi-femme mi-vache, objet de culte à la manière des vaches sacrées de l’Inde. Elle rejoint en cela l’image de vache laitière accolée à la directrice de l’abattoir qui, du fond de sa carcasse bovine, appelle son patron en se reliant à une trayeuse qui extrait son lait. Traite animale et traite humaine se confondent tandis que se développe une mystique de l’animal et que, dans la pure tradition du théâtre de l’absurde, les boyaux envahissent le sol.
Vous avez dit sujet ?
Les comédiens sont épatants chacun dans leur registre et la directrice, qu’on voit s’effondrer et se défaire au fil du spectacle, inénarrable. Vient cependant un moment où la description par le menu des turpitudes imposées aux animaux devient problématique dans son caractère insoutenable. Le navire sombre entre plusieurs eaux, les niveaux se mélangent et on se pose la question du sujet de la pièce. Parce que la grève entreprise par les employés de l’abattoir ne devient rien ou presque, sinon un trait d’humour noir sur la tentation du « naturel » de notre société. Parce que le détail minutieux de l’horreur des conditions de l’abattoir, dans sa précision clinique qui le rapproche du théâtre documentaire, a des allures de plaidoyer pour le végétarisme, voire pour le véganisme. Parce que la balade dans l’univers mi-humain mi-animal de la victime renvoie à une troisième dimension, mythique celle-là, des relations entre l’homme et l’animal, présentes dans nombre de civilisations où les créatures fabuleuses mi-hommes mi-bêtes rappellent la part de « sauvagerie » de l’espèce humaine, pendant aux questions très actuelles sur l'intelligence des animaux et la non séparation des espèces.
L’absence de choix, assumée par l’autrice, enlise le propos et, si chacun peut y trouver eau de boudin à ajouter à son moulin, le pot-pourri olfactif, ajouté à cette pièce qui mélange déjà théâtre et cirque, humour noir et gore pour nous plonger dans ces étables pleines de bouse philosophique et sociétale, s’il est plaisant et novateur, renvoie à un propos qui, pour brillant qu’il est, ne convainc cependant pas.
Les Essentielles (éd. L’Œil du Prince)
S Texte et mise en scène Faustine Noguès S Collaboration à la mise en scène / corps et mouvements Rafael de Paula S Assistanat à la mise en scène Casseline Gilet S Création plastique Sylvain Wavrant S Scénographie Hervé Cherblanc S Création sonore Colombine Jacquemont S Création lumière Zoé Dada et Eliah Ramon S Costumes Estelle Boul S Régie plateau et générale Lisalou Eyssautier S Création olfactive Julie C. Fortier S Avec Estelle Borel, Odja Llorca, Caroline Menon-Bertheux, Faustine Noguès, Alexandre Pallu, Armande Sanseverino et Martin Van Eeckhoudt S Avec la participation de Daniel Ragussis S Production Compagnie Madie Bergson - Le Bureau des Filles S Coproductions Théâtre de la Cité internationale (Paris), EMC Saint-Michel-sur-Orge, Théâtre de Corbeil-Essonne, Théâtre de L’Archipel - Fouesnant, Château Rouge - Scène conventionnée d’Annemasse, Théâtre Jacques Carat à Cachan S Soutiens DRAC Île-de-France, Région Île-de-France, Ville de Paris, Conseil Général de l’Essonne, aide à la création ARTCENA catégorie littérature dramatique, Conseil Général du Val-de-Marne, fond de production DGCA, l’Espace Périphérique et de la rueWatt. S Diffusion / administration / production Véronique Felenbok, Léa Laroche (EMC), Marie Leroy et Marie Ponçon S La compagnie Madie Bergson est en résidence de création et d’action artistique de 2024 à 2026 au Théâtre de la Cité internationale, avec le soutien de la Région Île-de-France S Le texte est lauréat du label Jeunes Textes en Liberté et a fait l’objet de sélection par les comités de lecture du Théâtre de la Tête Noire à Saran, Collisions, le Jamais Lu Montréal, Troisième Bureau et Osez les autrices. Il est publié en Argentine aux Éditions Libros del Zorzal. S Création en novembre 2024 au Théâtre de l’Archipel, Fouesnant S Durée 1h40
Du 5 au 16 décembre 2024, lun.-mar.-mercredi – 20h, jeu.-ven.– 19h, sam. – 18h
Théâtre de la Cité internationale - 17, bd Jourdan 75014 Paris
Rés. 01 85 53 53 85 ou www.theatredelacite.com
TOURNÉE
19 et 20 décembre 2024 Théâtre Dijon Bourgogne – CDN, en partenariat avec l’ABC
28 mars 2025 Théâtre André Malraux, Chevilly-Larue
3 et 4 avril 2025 EMC – Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
10 avril 2025 Théâtre Jacques Carat, Cachan
15 et 16 avril 2025 Château Rouge, Scène conventionnée, Annemasse