11 Décembre 2024
Faire revivre l’histoire au travers de l’épopée théâtrale pour qu’elle vienne alimenter et éclairer le présent à l’heure où l’utopie d’une humanité fraternelle semble menacée de partir en fumée et où les « dragons » du totalitarisme installent à certains endroits leurs campements est le propos de la vaste fresque du Théâtre du Soleil qui évoque les racines du conflit russo-ukrainien et bien plus. Une plongée dans l’Histoire pour comprendre et résister.
Il part d’aujourd’hui, le spectacle que dresse devant nos yeux une comédienne entourée de livres, qui se réfère tantôt à l’un, tantôt à l’autre pour faire revivre devant nous ces tableaux d’une exposition qui nous promènent en Europe durant la Première Guerre mondiale. Elle en est la narratrice en même temps que la meneuse de jeu, rectifiant le tir, ou plutôt l’interprétation ou l’attitude, de tel ou tel personnage, ajoutant un commentaire à l’exposé des discours et au récit des événements. Une femme qui donnera aussi le point de vue de ces oubliées de l’histoire qui pourtant ont largement compté à cette époque : les femmes.
Une geste historique
Pour l’heure, à travers son prologue, c’est du cauchemar de l’Histoire qu’elle nous entretient, de son poids de sang et de charniers et des férocités auxquelles se livrent les hommes, « guidés » par des dirigeants totalitaires qui ont aujourd’hui pour nom Poutine ou, en puissance, Trump, hier Hitler et quelques autres. Un désir de raconter, pour que l’oubli n’engloutisse pas l’Histoire, et avec elle notre compréhension des tenants et des aboutissants qui nous font aujourd’hui ce que nous sommes et ce que nous serons demain. Nos dragons, nous n’irons pas les puiser en remontant à la mythologie ou dans les légendes, mais en cherchant plus près de nous, en prise avec l’histoire immédiate – ici plus précisément dans le conflit qui oppose la Russie et l’Ukraine. La première époque – 1917, la victoire était entre nos mains – couvrira les années 1917 et 1918. La suivante, l’an prochain, s’étendra jusqu’en 1945. Et d’autres devraient suivre…
Le style de l’épopée
Telle la « Toile » de la reine Mathilde, dite Tapisserie de Bayeux, qui déroule ses soixante-dix mètres de long pour conter l’aventure anglaise de Guillaume le Conquérant, la décomposant en épisodes brodés enchaînés les uns aux autres, c’est sur un principe analogue qu’est construit le spectacle. Utilisant chaque fois toute la largeur du plateau, les saynètes s’enchaînent à rythme soutenu tandis que les décors, montés sur des roulettes, apparaissent et disparaissent aussi vite qu’ils étaient apparus dans les coulisses ou à l’arrière du décor de toile qui forme le fond de scène.
S’y dessineront, au fil des évocations, le paysage de la campagne française dévasté par la guerre, les vues de Saint-Pétersbourg – encore nommée Petrograd, « ville de Pierre », avant d’être rebaptisée Leningrad, « la ville de Lénine » –, la salle de la Douma, l’assemblée législative créée par l’empereur Nicolas II sous la pression du soulèvement de 1905, mais privée de possibilités d’action, ou encore un tableau dix-huitièmiste décorant l’ambassade de France en Russie, entre autres. Au premier plan, trouées d’obus créées par un relief de tissus accumulés, grilles du Palais d’Hiver montées-démontées, tribunes de l’Assemblée ou même tsar à cheval sur un tabouret surmonté d’une tête d’équidé prendront possession de l’espace le temps des « trois p’tits tours et puis s’en vont » de la narration. Un théâtre de tréteaux grand format et « luxueux » dans le soin mis à évoquer les différents lieux et leur temporalité.
Des personnages marionnettiques et stylisés
Hormis la narratrice, les personnages ont le plus souvent le visage recouvert par un demi-masque qui laisse visible la bouche et souligne le caractère théâtral de leur présence en scène. Ce qu’ils livrent, c’est une pantomime explicative, comme dans un film muet, parfois mêlée de dérision, un commentaire sur le personnage traduit par un jeu volontairement schématique et réduit. Churchill sera reconnaissable à sa manière de mettre les mains dans son gilet ou au cigare qu’il fume, Trotsky à sa chevelure abondante et libre et à ses lunettes, Staline à sa grosse moustache tombante. Séparée d’eux, c’est en off que résonnent leurs voix, contribuant à renforcer l’artificialité théâtrale de leur prestation, tandis que les témoignages livrés par leurs interventions publiques ou les écrits qu’ils ont laissé jalonnent la pièce. Chacun des personnages s’exprimera dans sa langue d’origine – anglais, français, allemand, russe, ukrainien – surtitrée au plateau, pour faire entendre cette musique des mots qui est, par sa brillance, son lyrisme, sa force de conviction, positifs ou négatifs, un appel à l’émotion des auditeurs, tout en faisant comprendre le pouvoir d’intoxication.
Une histoire ? quelle histoire ?
Ce que conte cette geste de plus de deux heures, ce sont des histoires de manipulations tortueuses dont l’enjeu tourne autour d’un objectif majeur : la volonté pour quelques-uns d’accaparer ou de conserver le pouvoir, qui impose ses diktats à une masse d’autres en prenant des décisions qui s’avèreront lourdes de conséquences. On voit dans le spectacle se former peu à peu les dragons à venir : Hitler, qui n’est alors qu’un simple soldat et puisera dans le brûlot antisémite d’Henry Ford, publié en 1920, The International Jew – The World's Foremost Problem (le Juif international – le principal problème mondial), un soutien idéologique qui deviendra financier ; Lénine, pour qui la révolution doit s’appuyer sur un nombre restreint de « révolutionnaires professionnels » et dont la violence verbale et l'autoritarisme inquiètent Trotski qui le qualifie de « Maximilien » en référence à Robespierre ; Staline qui pour le moment, engrange les méthodes de coercition et compte les points.
Du côté des peuples
Face à ces tractations aussi sordides que liberticides, il y a l’espérance des peuples. Ceux qui se soulèvent en Russie, et parmi eux les femmes, qui obtiendront en 1918 le droit de vote alors qu’en France, il leur faudra attendre 1945. On voit se dessiner un mouvement populaire dont les attentes et le devenir ne sont pas sans rappeler les épisodes de la révolution française : une phase légaliste et bourgeoise avant que la radicalisation, manipulée par quelques-uns, n’instaure la Terreur. Mais se retrouve aussi le grand mouvement qui agite les pays maintenus sous la coupe russe : les Polonais dont le pays a été amputé par les Russes comme par les Allemands et les Austro-Hongrois ; les Ukrainiens qui revendiquent le droit de disposer d’eux-mêmes et d’être autre chose que le grenier à blé de la Russie, et qui vont s’opposer aux bolcheviks. Déjà se dresse la silhouette de Makhno, en qui Lénine voit l’ennemi à abattre.
Cette présence populaire ne s’exprime pas seulement à travers les mouvements politiques, les manifestations ou la prise du Palais d’Hiver en novembre 1917, ni dans l’évocation des maux, les difficultés de survie et la misère qui la frappent. Elle est aussi matérialisée, tout au long du spectacle, par l’apparition de « sorcières », trois Baba Yaga directement issues des légendes populaires slaves, communes aussi bien à la Russie qu’à la Pologne ou à la Bulgarie. Figures surnaturelles, au nombre de trois comme les sorcières de Macbeth, elles ont dans le spectacle le même rôle prophétique.
Un éclaircissement nécessaire
L'appartenance à une mouvance – gauche contre droite – a longtemps fait taire les critiques à l’égard de l’URSS et considéré comme un « bloc » soviétique l’ensemble des peuples slaves, du moins avant la chute du Mur de Berlin. Le Théâtre du Soleil met aujourd’hui en scène une autre histoire du passé, plus complexe, qui fait apparaître la manière dont la confiscation du pouvoir par les bolcheviks s’est effectuée avec la volonté de faire perdurer un « empire » russe qui a toutes les allures d’une colonisation des peuples « frères ».
Le spectacle met en évidence les facteurs géopolitiques qui ont favorisé la prise de pouvoir par Lénine : son retour, orchestré par les Allemands pour créer un désordre intérieur russe, en dépit de l’agitation révolutionnaire existant dans leur pays et de la présence « inquiétante » de Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg. Des Allemands qui encourageront aussi les velléités d’indépendance de la Pologne et de l’Ukraine pour lutter contre le bolchevisme.
Il montre les manipulations de concepts opérés par Lénine opposant « bolcheviks » (les majoritaires) et « mencheviks » (les minoritaires) alors que la situation politique raconte l’inverse. Il révèle l’antisémitisme latent qui, d’un bord à l’autre du monde, met en accusation des juifs comme détenteurs de la richesse et affameurs du peuple. Il montre aussi une face cachée de l’Angleterre, occultée par les prises de position courageuses de Winston Churchill face à une extrême-droite anglaise enracinée dans l’aristocratie britannique, jusqu’au roi Édouard VIII lui-même.
L’évocation de cette période charnière de l’Histoire, touffue et riche, pleine de péripéties à double tranchant, n’apportera peut-être pas beaucoup d’informations nouvelles à ceux qui ont été élevés dans les arcanes d’un monde où tout était politique et où les débats portaient en permanence sur les modèles de société. Elle sera indispensable aux générations qui les ont suivies et forment aujourd’hui la société de demain. Un apprentissage de la complexité d’analyse nécessaire pour appréhender un fait historique et mesurer les implications que le passé exerce encore à notre époque, et ses répercussions, directes ou indirectes. Une manière d’éclairer le monde par le théâtre qu’affectionne le Théâtre du Soleil et dont l’utilité s’avère aujourd’hui criante.
Ici sont les Dragons. Première époque - 1917 : La victoire était entre nos mains
S Une création collective du Théâtre du Soleil, inspirée par des faits réels, en plusieurs époques, dirigée par Ariane Mnouchkine en harmonie avec Hélène Cixous S Création de la Première Époque à la Cartoucherie le 27 novembre 2024 S Coproduction TNP-Villeurbanne S Avec le soutien exceptionnel, à l’occasion de la célébration des 60 ans du Théâtre du Soleil, de la Région Île-de-France, du ministère de la Culture et de la Ville de Paris S Le Théâtre du Soleil est soutenu par le ministère de la Culture, la Région Île-de-France et la Ville de Paris.
Jusqu’au 27 avril 2025, mer.-jeu.-ven. 19h30, sam. 15h, dim. 13h30
Théâtre du Soleil – Route du Champ de Manœuvre, 75012 Paris https://theatre-du-soleil.fr