18 Novembre 2024
Librement adapté des trois romans de Paul Auster au titre éponyme, ce spectacle aux contours mouvants dans la nuit new-yorkaise nécessite d’accepter de se perdre pour peut-être se retrouver et marcher sur les traces des avatars de l’auteur.
Un décor industriel sur deux niveaux. Murs de brique, escaliers comme on les voit à Manhattan le long des immeubles, couloirs qui ne mènent pas d’une pièce à une autre mais sont autant de lieux d’évanouissement, de disparition, portes, tubulures métalliques autour desquelles les personnages évoluent. Plusieurs lieux en un seul, pour parachever un jeu de l’incertain. À l’étage, assis à une table devant un micro, le « narrateur » raconte sur une chaîne de radio une histoire dont on ne sait s’il la rapporte ou s’il l’invente.
Sur scène apparaissent deux personnages, ceux dont il parle. Le premier, en gabardine, look à la Marlowe, se nomme Work. Son alter ego, Daniel Quinn, est un écrivain de romans policiers, sans doute de deuxième zone. Mais le personnage avec lequel il dialogue n’existe pas. Work est sa créature, l’une des figures de son œuvre. Work n’a pas d’existence propre, pas d’interaction avec les personnages qui vont surgir à la suite d’un mystérieux coup de téléphone. La femme qui appelle, épouse d’un certain Stillman, cherche le détective Paul Auster, et Quinn ne la détrompe pas. Nous voilà au point de départ du labyrinthe des identités. Quinn est le romancier et Auster le détective potentiel, présent-absent ou l’inverse tout au long du spectacle. Quinn et Work auront pour mission de suivre un énigmatique extrémiste religieux tout juste sorti de prison dont on craint qu’il n’assassine son fils. Là encore, les filiations sont à l’œuvre et les repères apparaissent twistés et embrouillés. Bienvenue dans la Cité de verre !
Trois romans comme trois états de disjonction et de cohérence
En apparence, au moins au début, les trois parties semblent raconter une histoire différente, comme le feuilleton que débite d’une voix tranquille le narrateur, vissé à son micro – dont on comprendra plus tard qu’il est l’une des figures de l’auteur Paul Auster. Pourtant d’étranges signes laissent supposer un rapport entre ces histoires disjointes, comme le principe d’une histoire policière qui reparaît dans la deuxième partie, où les personnages n’ont plus de nom. Ils sont seulement caractérisés par des couleurs et le détective Bleu est chargé de filer un certain Noir, qui ne bouge pas de son bureau ou presque et qui pourrait ressembler à un nommé Paul Auster. On a définitivement quitté toute velléité de continuum de la fable. Ou plutôt celle-ci s’est dissoute dans un autre thriller mettant en scène un écrivain, un détective, une enquête qui flirtent avec l’absurde, d’autant que le filé n’est autre que le commanditaire de la filature.
Le troisième roman s’apparentera à une valse des ombres. Car cette fois-ci, ressurgissent et se transforment les personnages qui ont occupé les parties précédentes. Tandis que Quinn et Work reviennent hanter silencieusement les lieux, comme pour signifier qu’ils font partie du même ensemble, c’est au tour du narrateur de se retrouver sur la sellette en tant qu’exécuteur testamentaire d’un mort pas mort : l’écrivain, qui se nomme cette fois Fanshawe. L’ami du « mort » doit se glisser dans les chaussons de l’auteur, épouser sa femme, adopter son fils, se glisser dans sa peau et il est Paul Auster, qui a tiré toutes les ficelles de cette trilogie qui joue avec les figures de l’identité. L’assassin en puissance de la première partie est devenu l’éditeur des œuvres de l’auteur et on peut se demander qui l’on assassine dans le théâtre de la publication de l’œuvre…
Fictions de la réalité et réalités de la fiction
L’auteur et ses créatures évoluent d’abord dans un décor qui évoque des lieux – la pluie qui tombe, les lumières de la ville, l’ombre des buildings new-yorkais, la nuit, qui se reflète dans les fenêtres. Mais celui-ci est déjà hanté par une irréalité flagrante – une plateforme d’ascenseur qui fait sortir puis disparaître les personnages comme des diables dans leur boîte, des portes qui font communiquer on ne sait quoi et orchestrent apparitions et disparitions, des couloirs où l’on passe, où l’on fuit, on l’on se poursuit. Lorsqu’on débarque ensuite, avec Revenants, dans l’univers des ingrédients manipulés par l’auteur et son œuvre – enquête, filature, traque, commanditaire, victime – et que les personnages n'auront plus de nom autre que des concepts de couleur, les murs se peupleront des notes de l’enquêteur tandis que reviendra, comme un leitmotiv, une même maxime : « Rien n’est réel, sauf le hasard ». Ne demeurera à la fin, avec Chambre dérobée, qu’un espace vide, vaguement habité par un réverbère. La rue, parisienne peut-être, ou le no man’s land où nous ont conduit cette recherche labyrinthique du qui est qui, du qui fait quoi et du comment ça marche.
Au jeu de l’écriture et de la réalité
Le spectacle ne se contente pas de faire incarner Paul Auster tantôt par un acteur, tantôt par une actrice, de prendre deux actrices pour incarner le même personnage féminin ou de faire jouer père et fils par un même acteur, qui reviendra sous un même nom mais avec une autre identité plus tard. Parfois, d’histoire en histoire, des personnages différents adopteront une gestuelle similaire, un comportement identique comme pour marquer le glissement fictionnel permanent de ces imaginaires accumulés et contribuer à brouiller un peu plus des pistes déjà confuses.
Les fictions se mêlent d’emprunts à la réalité. Paul Auster parle de New York, de Paris où il vécut et où il fut traducteur. Mais il fait évoluer ces informations qui pourraient être documentaires dans un univers de fiction dans lequel références autobiographiques et attributs imaginaires jouent à cache-cache. Tout au long des trois parties, on voit se dessiner des figures de soi. Un jeu du je et des autres où l’on retrouve Paul Auster et ses personnages, mais aussi Igor Mendjisky et son questionnement de l’identité, déjà présent dans le spectacle qu’il avait créé en 2020 autour de la figure de son père, les Couleurs de l’air.
De l’égarement et des embrouilles métaphysiques comme un des beaux-arts
Au fil du spectacle, le sentiment d’incompréhension doublé d’une certaine frustration du spectateur devant le caractère insaisissable de ce questionnement qui dénie à la fable une fonction tout en la recréant sans cesse cède la place à la jubilation. De la même manière que dans le roman d’Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, le lecteur qui se trouve confronté à chaque nouveau chapitre à une nouvelle histoire apparemment sans relation avec les précédentes finit par éprouver une véritable jouissance face à ce jeu de pistes qui a pour nom, finalement, littérature, le spectateur devient ici complice de ce thriller « métaphysique » dans lequel les multiples facettes de ses auteurs – Paul Auster et Igor Mendjisky – se retrouvent comme dans un kaléidoscope avec lequel on joue à recomposer le tableau à partir des morceaux. Si l’on accepte de se laisser égarer dans le labyrinthe, la Trilogie new-yorkaise est régal et délectation…
Une trilogie new-yorkaise. Librement adapté de la Trilogie New-yorkaise de Paul Auster
S Adaptation et mise en scène Igor Mendjisky S Dramaturgie Charlotte Farcet S Création vidéo Yannick Donet S Création animation 2D Cléo Sarrazin S Scénographie Anne-Sophie Grac S Stagiaire scénographie Mathilde Foch S Musique Raphael Charpentier S Lumières Stéphane Deschamps S Costumes Emmanuelle Thomas S Construction décors Jean-Luc Malavasi S Création son Foucault de Malet S Assistant à la mise en scène Arthur Guillot S Avec Gabriel Dufay, Pascal Greggory, Rafaela Jirkovsky, Félicien Juttner, Ophélia Kolb, Igor Mendjisky, Tibault Perrenoud, Lahcen Razzougui S Production Moya Krysa - Igor Mendjisky (Compagnie conventionnée DRAC IDF) S Coproduction Théâtre de la Ville-Paris – L’Azimut - Antony/Châtenay-Malabry, pôle national cirque en Île-de-France – Scène nationale du Sud-Aquitain – Théâtre de Meudon – Espace Marcel Carné à Saint-Michel-sur-Orge – Le Grand T - Théâtre de Loire-Atlantique – Théâtre-Sénart, scène nationale S Avec le soutien de la région Île-de-France S Avec la participation artistique du Jeune théâtre national S Durée 3h50 avec 2 entractes
Distribution par parties
PARTIE 1 • Durée 1h05 •Thibault Perrenoud Quinn, Lahcen Razzougui Work, Rafaela Jirkovsky et Opheìlia Kolb Virginia Stillman, Pascal Greggory Peter Stillman père et fils, Gabriel Dufay Paul Auster, Ophelia Kolb La femme de Quinn, Rafaela Jirkovsky La jeune fille, Igor Mendjisky Le Narrateur
PARTIE 2 • Durée 50 min. • Felicien Juttner Bleu, Gabriel Dufay Noir, Rafaela Jirkovsky et Opheìlia Kolb Madame Bleu, Thibault Perrenoud Brun, Igor Mendjisky Le Narrateur
PARTIE 3 • Durée 1h15 • Opheìlia Kolb Sophie, Igor Mendjisky Le Narrateur, Gabriel Dufay Fanshawe, Pascal Greggory Stillman éditeur, Rafaela Jirkovsky Paul Auster
Rafaela Jirkovsky chant sur les trois parties
Du 14 au 30 novembre 2024 à 19 h30 / dim & sam. 30 nov. 15 h
Théâtre de la Ville-Les Abbesses 31, rue des Abbesses - Paris 18 »
theatredelaville-paris.com I 01 42 74 22 77
TOURNÉE
3 - 4 déc. Théâtre Sénart,Scène nationale
6 déc. Espace Marcel Carné, Saint-Michel-sur-Orge
10 déc. Théâtre de Meudon