1 Novembre 2024
Claire Lanne a supprimé sa cousine, sourde et muette, employée chez elle. Elle a découpé le corps en morceaux qu’elle a ensuite jetés, progressivement, sur les trains de passage. Un meurtre sans mobile que Marguerite Duras interroge, à sa manière inimitable.
Le rideau de fer de la scène est baissé. Devant, une chaise a été placée. Une voix off rapporte une étrange scène. Dans une discussion de bar à bâtons rompus sur un meurtre singulier, une femme dément les conditions dans lesquelles il s’est produit et avoue en être l’auteur. La victime, sourde et muette, sa cousine, travaillait pour elle et son mari. Elle logeait dans leur maison. Si l’on a reconstitué le corps, la tête manque toujours. Un Interrogateur dont la fonction reste indéfinie – il n’est ni policier ni homme de loi ni médecin, mais peut-être celui qui convoque l’histoire – s’interroge sur les motifs de ce crime gratuit en questionnant tour à tour, le mari de la meurtrière et celle qui a assassiné.
Au point de départ : un fait divers monstrueux
Marguerite Duras a toujours été fascinée par les faits divers sanglants dont les motifs semblent parfois à des années-lumière de la monstruosité de l’acte commis. Dans l’Amante anglaise, elle s’inspire d’une affaire criminelle survenue en 1949. Cette année-là, une femme, Amélie Rabilloud, a tué puis dépecé le cadavre de son mari. Interrogée sur ses mobiles, elle se montre incapable d’expliquer ce qui l’a conduite à cela.
De cette affaire, Marguerite Duras tire une première pièce, les Viaducs de la Seine-et-Oise, publiée en 1960, dans laquelle le mari et la femme, complices, tuent sans raison la cousine sourde et muette avec laquelle ils vivaient pourtant en bonne entente. Elle en reprend ensuite le thème sous forme d'un roman, l’Amante anglaise, paru en 1967. Cette fois-ci, c’est la femme qui avoue le crime et la pièce qu’en tire l’autrice en 1968 reprend ce schéma.
Dans le cours sans accident d’une vie ordinaire
Comme Meursault dans l’Étranger de Camus, qui a vidé sans raison le chargeur de son pistolet sur l’Arabe qui l’avait agressé alors qu’il était déjà mort, à cause, peut-être, du soleil, trop fort, Claire Lanne, la meurtrière, ne peut expliquer son geste. Elle a tué une femme gentille et gaie qui suppléait dans la maison à tout ce qu’elle ne faisait pas, alors qu’elle-même passait son temps dans le jardin dont elle appréciait les plants de menthe anglaise dont elle fera « l’amante anglaise ». D’avoir découpé sa victime en morceaux, elle ne retiendra que la difficulté de le faire sans les outils adaptés et le poids de la malheureuse, qui ont rendu la chose malaisée.
Ce que décrivent les personnages de leur vie, c’est une banalité qui en devient étrange à force d’être banale. Un couple de petits-bourgeois, gagné par l’ennui d’un quotidien sans accroc, traversé, bien sûr, de quelques rêves extra-conjugaux – pour elle un amour fou et sans avenir pour un homme marié. Rien qui déclenche en tout cas la folie meurtrière de la femme sinon, peut-être, une odeur de ragoût comme un recuit de vie.
Trois personnages pour une situation hors du réel
Ce qui intéresse Marguerite Duras, ce n’est pas la « restitution » d’une affaire criminelle. Ses personnages, elle les place hors des contingences de la réalité. Qui est en effet cet Interrogateur capable de faire venir en voix off les témoignages de ceux qui ont approché les époux – le tenancier du bar et l’ouvrier étranger qui erre la nuit – comme de convoquer le mari pour lui faire évoquer la manière dont il percevait son épouse et d’interroger la femme, déjà passée entre les mains de la justice ? Ce qui motive l’autrice, ce sont ces situations extrêmes et paradoxales qui, au théâtre, sortent du champ du théâtre pour porter la littérature et le Verbe.
Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans le dépouillement assumé de la mise en scène. Le questionnement du mari, qui commence l’histoire, a lieu avant que le rideau ne se lève, comme un prologue à ce qui constitue le cœur de la matière : la confession de la femme que l’interrogateur pousse le plus loin possible pour tenter de comprendre ses motivations et les raisons de la dissimulation de la tête de sa victime. Cette confession prendra pour forme et pour espace la nudité du plateau qui laisse voir la réalité du théâtre derrière l’artifice de la scène, habituellement travestie par le décor. Le mari et la femme se tiennent, chacun à leur tour, assis sur la même chaise dont ils ne bougent pas, punaisés là par les questions que l’Interrogateur, depuis la salle, puis en se rapprochant d’eux, leur assène dans une traque de l’Être en balance entre folie et normalité dans une interrogation sans réponse.
Un texte pour des acteurs confirmés
Bouger tout en restant immobile, faire passer tout un monde d’impressions, de sensations, d’affects sans quitter l’assise du siège, sans se décoller du dossier sur lesquels on est vissé, telle est la gageure que Jacques Osinski impose à ses acteurs. Une situation pour traduire le silence de l’être et sa solitude, un emprisonnement sans barreaux où seuls une grimace, un sourire, un ton désabusé, une pointe d’agressivité, un éclat de colère, la traduction d’une angoisse apparue sur le visage, une tension soudaine du corps viennent dire que ça remue dans les profondeurs et que l’explosion que constitue le meurtre résulte d’un trop-plein de tensions enfouies.
L’exercice, on s’en doute, est difficile, d’autant que le metteur en scène assigne à chacun des comédiens une tâche bien établie. À Frédéric Leidgens le rôle d’empêcheur de danser en rond, de questionneur acide et non complaisant qui, d’une voix froide et inquisitrice, pousse le mari et la femme hors de leur zone de confort. À Grégoire Oestermann la « neutralité » bienveillante apparente et autosatisfaite qui le pose en victime d’une situation dans laquelle il considère n’avoir aucune responsabilité. Personnage lisse – peut-être trop car il en devient ennuyeux à débiter ses banalités –, ancré dans la trivialité du quotidien, il laissera cependant échapper, a contrario et par à-coups, le caractère intolérable de la situation.
Seule Sandrine Bonnaire semble échapper à la schématisation qui frappe les autres personnages. Dans les sourires qu’elle s’autorise passent des souvenirs heureux, dans l’évocation de son crime l’expression d’une absence au monde et à ses codifications morales, dans son questionnement sur folie et raison d’un geste qu’elle ne s’explique pas une certaine angoisse. Elle oscille d’un état à l’autre dans un jeu plein de finesse et de rebondissements qui restitue toute la complexité du personnage et transforme la lourdeur du principe des interventions successives du mari et de la femme en un crescendo dans lequel on retrouve la Marguerite Duras que l’on aime.
L'Amante anglaise de Marguerite Duras (éd. Gallimard)
S Mise en scène Jacques Osinski S Lumières Catherine Verheyde S Costumes Hélène Kritikos S Dramaturgie Marie Potonet S Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oestermann S Création le 19 octobre 2024 au Théâtre de l’Atelier S Production Théâtre de l’Atelier – Compagnie L’Aurore Boréale S Coproduction Théâtre Montansier/Versailles – Châteauvallon-Liberté, scène nationale S La Compagnie L’Aurore boréale est conventionnée par la DRAC-Ile de France S Durée 1h45 environ
Du 19 octobre au 31 décembre 2024, du mardi au samedi à 21h, dimanche à 15h
Théâtre de l'Atelier - 1, place Charles Dullin - Paris 18e
Tél. 01 46 06 49 24 billetterie@theatre-atelier.com