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Arts-chipels.fr

Le Mage du Kremlin. Un homme de l’ombre dans les pas de Poutine.

Le Mage du Kremlin. Un homme de l’ombre dans les pas de Poutine.

Adaptée du roman de Giuliano Da Empoli, cette plongée dans les arcanes de l’ascension et du pouvoir de Vladimir Poutine dévoile, vues par une éminence grise du président russe, les bases sur lesquelles il repose.

Disons-le tout de go : le Mage du Kremlin est une fiction qui ressemble pour une part si furieusement à la réalité qu’on ne peut pas se contenter de la traiter comme de la fiction. Son auteur, ancien conseiller du président du Conseil italien Matteo Renzi, a fréquenté de très près ces dirigeants qui nous gouvernent. Il a beaucoup voyagé et rencontré de gens en Russie et affirme qu'à part l'invention d'une vie privée au personnage principal, il utilise des faits réels pour tenter d’approcher la réalité paradoxale de la Russie d’aujourd’hui et analyser les mécanismes qui portent au pouvoir un personnage presque invisible dans son insignifiance et le transforment en monstre froid, indifférent au sang qu’il fait couler et à la répression qu’il exerce. La pièce met en scène une éminence grise de Poutine, Vadim Baranov, au moment où celui-ci vient de donner, pour des raisons inexpliquées mais qu’on imagine pas seulement personnelles, sa démission de conseiller.

Phot. © Thomas O’Brien

Phot. © Thomas O’Brien

Une galerie de personnages tout droit sortis du réel

Baranov est un personnage de fiction, mais celui qui a inspiré la création du personnage, Vladislav Sourkov, occupe encore cette fonction auprès du président russe. Si Baranov est, dans le spectacle, un ancien artiste et un producteur d’émissions de télé-réalité, Sourkov, lui, amateur de rap, gravitait dans le milieu du théâtre d’avant-garde. Tous deux ont surfé sur la vague de la perestroïka et, devenus hommes d’affaires, se sont enrichis. L’itinéraire de Baranov croisera d’autres personnages, directement issus de la réalité : Boris Berezovski, homme d’affaires et magnat qui faisait partie du cercle intime de Boris Eltsine et qui contribue à l’ascension de Vladimir Poutine avant de devenir opposant et d’émigrer en Angleterre où il décèdera par suicide supposé en 2013 ; Mikhaïl Khodorkovski, un autre oligarque compagnon de Eltsine, emprisonné en Russie pour « escroquerie » et « évasion fiscale », considéré comme opposant à Poutine ; Igor Setchine, un fidèle de Poutine dont les avoirs ont été gelés en Europe occidentale après l’agression russe en Ukraine. On croise, sonorement et en vidéo, Evgueni Prigogine, le dirigeant de la milice Wagner, « opportunément » mort en août 2023 dans le crash de son avion après être rentré en rébellion. Enfin on retrouve Édouard Limonov, un personnage haut en couleurs, truand à Kharkov, poète à Moscou, sans abri puis domestique à New York, écrivain et journaliste à Paris, milicien pro-serbe durant la guerre de Bosnie, fondateur du Parti national-bolchévique (ainsi nommé par esprit de provocation), empêché de se présenter contre Poutine à l’élection présidentielle de 2012.

Phot. © Thomas O’Brien

Phot. © Thomas O’Brien

L’irrésistible ascension d’un « tsar »

Ce que la pièce évoque, au travers des échanges entre Baranov et cette galaxie de personnages, ce sont les facteurs qui ont rendu possible la prise de pouvoir de Vladimir Poutine. Ils mêlent les opportunités politiques à la situation sociale catastrophique de la Russie après la chute du Mur de Berlin et à la déconfiture de l’Union soviétique. On revient sur l’ascension de cet officier du contre-espionnage au KGB, assez quelconque, qui grimpe les échelons du pouvoir à Léningrad puis au côté de Boris Eltsine et se caractérise par sa paranoïa du complot et une absence totale d’empathie, pratiquant l’assassinat politique et mettant en place un système de surveillance sans égal, organisant la répression d’une agitation qu’il laisse se développer pour mieux la réprimer. La pièce raconte comment, autour de lui, par la manipulation de l’information, avec les oligarques tels que Berezovski, on « fabrique » Vladimir Poutine, auparavant qualifié de « mégot » tchékiste, en jouant sur les ressorts de l’opinion russe : le besoin de sécurisation du peuple russe face aux désordres sociaux créés par l’irruption d’un capitalisme sauvage lors de la perestroïka, la stigmatisation du capitalisme face aux « idéaux » communistes de partage et de bien-être de la masse, la mise en avant du rêve de grandeur du pays et du retour de la « Grande Russie » au moment de l’éclatement de l’Union soviétique. Poutine agite la marionnette impérialiste américaine, s’érige en défenseur de la loi et jouera la carte d’un pouvoir fort, qui réprime les manifestations et musèle complètement la presse. Assassinats d’opposants et répressions sont au menu d’un pouvoir impitoyable et guerrier, masquant ainsi les impérities du régime. La guerre en Ukraine ne sera que la conséquence de ce rideau de fumée érigé pour l’opinion.

Phot. © Thomas O’Brien

Phot. © Thomas O’Brien

Une mise en scène glaçante

Dès l’abord, avec sa rampe de projecteurs aveuglante que le spectateur prend en pleine figure, une certaine violence s’installe. Elle est renforcée par un décor immaculé et moderniste, trop « propre », trop parfait pour n’être pas artificiel. On a chassé tout désordre, fait place nette. Rien ne dépasse dans ce lieu tour à tour salon de réception mondaine, intérieur de Vadim Baranov, bureau où se font et se défont les alliances, tribune politique, par la vertu d’un mobilier qui, chaque fois déplacé, installe de nouveaux espaces dans lequel surgiront aussi personnages politiques, groupuscules extrémistes et chanteuses de rap façon Gangsta’s Paradise. Sur les panneaux muraux apparaîtront des projections, tantôt documentaires, tantôt fictionnelles, tantôt plastiques. Ces compositions abstraites, formées de tracés monochromes, de lignes entrecroisées animées de vibrations stroboscopiques, accompagnent, parallèlement à une musique qui joue le désordre et une discordance de plus en plus envahissante, la montée de la violence qui caractérise l’ascension de Poutine tandis que les parois se font sanglantes, comme le buste de Lénine, témoin muet de ce qu’il a, d’une certaine manière, produit.

Phot. © Thomas O’Brien

Phot. © Thomas O’Brien

Un spectacle trop bavard qui se perd entre fiction et réalité

Giuliano Da Empoli fait de Vadim Baranov un personnage de fiction. Il lui invente une vie privée problématique, qui vient interférer dans son parcours politique. Il introduit un journaliste, venu interviewer Baranov, dont l’entretien servira de base au récit. Il se livre enfin à une vision apocalyptique d'un monde à venir, dynamité par le pouvoir qui verrouille toute apparition d'événement en s'appuyant sur la technologie et la déshumanisation des machines. Mais ces ajouts, qui sont autant d'échappées dans diverses directions, apparaissent dans le spectacle comme artificiels. Le montage en une succession de séquences hachées qui se succèdent, plus cinématographique que théâtral, ajoute une certaine confusion au propos. Les comédiens, parfaits dans leur registre – Hervé Pierre en Boris Berezovski et Andranic Manet, en Poutine, campent des personnages très habités, le premier tout en rondeurs, le second effrayant dans sa froideur réfrigérante –, restent des porteurs d'un discours, certes intéressant, mais qui finit par lasser.

Si l’on ajoute que, pour ceux qui suivent un tant soit peu l’actualité, on ne fait pas de découverte fondamentale sur la « verticale du pouvoir » mise en place, sur le paradoxe entre le désordre de l’âme russe et le désir d’ordre hérité de siècles d’asservissement, sur cette croyance aveugle ou aveuglée dans le communisme, ou sur les éléments qui rendent possibles l’ascension de Poutine et le caractère irrationnel de son plébiscite, on a vite le sentiment d’un spectacle bavard, où le contenu a dévoré le théâtre. Le roman avait été salué, à sa parution en 2022, pour sa vision pénétrante, son érudition, son art du récit et le style de son auteur. Force est de constater que son adaptation, pour intéressante qu’elle est, n’est pas absolument convaincante.

Phot. © Thomas O’Brien

Phot. © Thomas O’Brien

Le Mage du Kremlin. Librement adapté du roman Le Mage du Kremlin de Giuliano da Empoli (© Editions Gallimard, 2022)
S Adaptation Roland Auzet S Mise en scène Roland Auzet S Avec Philippe Girard (Vadim Baranov), Stanislas Roquette (Pierre Barthélémy), Hervé Pierre (Boris Berezovski), Irène Ranson Terestchenko (Ksenia Malich), Karina Beuthe Orr (Olga Macha/ collaboratrice du Tsar/ une louve de la nuit), Claire Sermonne (Maria Zarova/ collaboratrice de Limonov/ une louve de la nuit), Andranic Manet (Le Tsar/ Alexandre Zaldostanov/ Vassili) et Jean Alibert (pré-enregistré, Evgueni Prigogine) S Scénographie, création lumières Cédric Delorme-Bouchard S Création vidéo et musique Wilfried Wendling S Costumes Victoria Auzet S Régie générale Jean Gabriel Valot S Régie son Thomas Mirgaine S Régie vidéo Jonathan Rénier S Régie lumières Adrien Bonnin S Assistante à la mise en scène Pauline Cayatte S Images Gilles Cayatte S Direction de la production Agathe Bioulès S Accompagnement diffusion Olivier Talpaert, En votre compagnie S Production ACTOpus S Coproduction la Scala Paris, Les Théâtres, Marseille, Théâtre de Privas S Avec le soutien de la Muse en circuit, centre national de création musicale S La compagnie ACTOpus est soutenue par le ministère de la culture DRAC Auvergne Rhône Alpes, et le Conseil Régional Auvergne Rhône Alpes S Durée 1h40 S À partir de 15 ans

Du 18 septembre au 3 novembre 2020
Théâtre La Scala-Paris – 13, boulevard de Strasbourg, 75010 Paris
https://lascala-paris.fr

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