21 Janvier 2025
Ce beau texte de Mathieu Belezi porte sur la colonisation française en Algérie un autre regard. Son roman de la vie d’Emma Picard porte en lui une dimension très humaine qui touche et émeut.
Elle est seule en scène, la femme qui nous fait face en ses habits pauvres et souillés. D’emblée elle donne le ton : « Il faut que je dise dans quel enfer on nous a jetés, nous autres colons, abandonnés à notre sort de crève-la-faim sur des terres qui ne voudront jamais de nous. » L’histoire qu’elle raconte, c’est celle de ces colons qu’on a attirés en Algérie dans les années 1860 avec la promesse de trouver un pays de cocagne en leur donnant un bout de désert à cultiver. Ils ont guetté avec angoisse la sécheresse et les invasions de sauterelles, sans compter les tremblements de terre. Ils ont fait de la récupération de l’eau l’occupation première, dans une surveillance constante de l’état du ciel et l’attente souvent vaine que la pluie tombe, dans une quête harassante qui les mène chaque jour au point d’eau pour remplir les quelques barriques nécessaires à leur survie.
Une réalité historique problématique
Les premiers colons d’Algérie sont les déportés à la suite de jugements prononcés par les tribunaux français, de 1848 à 1851. Des déportations politiques, avec tout ce qu’elles comportent de contrôle policier et militaire, mais aussi d’images dévalorisantes et d’exil. Cette image se double, au tournant du demi-siècle, de la volonté du pouvoir d’exploiter un territoire qu’on considère par trop improductif. C’est dans ce contexte que des agences sont créées pour faciliter l’implantation de colons et développer la production agricole et qu’une véritable propagande est mise en place dans les années 1860. Un Commissariat à l’émigration est créé pour, sur le principe, veiller à ce que tous les émigrants « ne soient pas lésés dans leurs intérêts ». Ces émigrants, ils viendront de toute l’Europe, chassés par la misère dans leur propre pays, créant une émigration partiellement inopportune. Les difficultés de la vie quotidienne, si elles mineront les espoirs de nombre d’entre eux, seront en revanche pain-béni pour un certain nombre de profiteurs. C’est dans ce contexte que le récit d’Emma Picard se situe.
Une histoire d’exil et de terre
Mathieu Belezi développe tout au long de son œuvre des thèmes tels que le déracinement, l’exil et le rapport à la terre. Il a fait du territoire algérien l’un de ses lieux de prédilection. Emma Picard est le troisième roman d’une tétralogie consacrée aux familles françaises en Algérie. Le personnage, qui se livre à un long monologue de sa descente aux enfers, est une paysanne, veuve et mère de quatre enfants, qui se laisse prendre aux sirènes d’un homme « à cravate » qui lui vante ces vingt hectares de terre qu’elle pourrait faire fructifier. Il n’en sera rien et Emma s’enfoncera de plus en plus dans la misère et l’endettement. Elle sacrifiera son bonheur et sa propre famille à l’espoir vain de rendre ce morceau de terre fertile.
Le récit de la tragédie d’une femme de peu
Point de « progression » ni de suspense dans la confession d’Emma Picard sinon les épisodes qui l’ont conduite au désespoir qu’elle expose dès ses premières paroles. Une longue plainte qui s’exhale dans un va-et-vient entre ses espoirs, la réalité et la chute inexorable qui marque son parcours. Tout est écrit dès le départ, et pourtant l’on s’attache à cette femme en lambeaux qui a tout perdu mais se raccroche, encore et toujours, à des chimères.
Marie Moriette, en femme qui perd peu à peu tous ses avoirs avant de perdre pied complètement, est toute de justesse. Elle fait d’Emma une héroïne tragique, loin de tout mélodrame, l’une de ces femmes que le destin broie irrémédiablement sans qu’elle cesse jamais de se débattre. Une battante qui voit le sol se dérober sous ses pas et se promène sur les terres de la folie mais cherche la branche salvatrice. Parce qu’elle ne comprend pas, qu’elle n’accepte pas le sort qui lui est fait. Face à la détresse sans pathos qu’elle dépeint, naît une émotion vraie devant le drame de cette femme.
À une époque où le discours sur la colonisation est univoque et s’engage sur le terrain, non contestable, d’une mise en accusation, la pièce, sans négliger cet aspect, offre une autre image, moins connue mais tout aussi touchante : celle des laissés pour compte, instrumentalisés par un pouvoir qui les a utilisés comme pions, comme les outils d’une politique, des victimes, et qui sont restés pris dans cet étau.
Emma Picard d’après le roman de Mathieu Belezi (publié aux éd. Flammarion)
S Adaptation pour la scène Emmanuel Hérault & Marie Moriette S Interprétation Marie Moriette S Mise en scène & scénographie Emmanuel Hérault S Costume Stéphane Puault S Lumières Sébastien Piron S Musique Emmanuel Hérault & Marie Moriette S Durée 1h15
Théâtre de l'Epée de Bois – Cartoucherie de Vincennes, route du Champ de Manoeuvre, 75012 Paris
Du 30 janvier au 16 février 2025, jeu.-sam. 21h & sam.-dim. à 16h30 à 21h