18 Octobre 2023
Cette réinvention musicale de l’œuvre de Domenico Scarlatti qui la dépouille de sa religiosité est belle et convaincante. Il n’en va pas de même avec les huit « tableaux » théâtraux qui l’accompagnent.
Le jazz a popularisé le fait de reprendre des compositions classiques comme motif d’inspiration et de les transformer au gré d’un travail d’improvisation comme une porte d’entrée vers un nouvel imaginaire. Il n’est donc pas surprenant de se trouver confronté, dans le spectacle, à une version qui mêle instruments anciens ou traditionnels, tels le bugle ou la flûte traversière, et instruments modernes comme la basse électrique ou la scie musicale, d’autant que l’œuvre musicale présentée reprend en même temps globalement la composition de Domenico Scarlatti, traversée d’ajouts. On pénètre donc sans difficulté dans ce Stabat Mater qui est, dans son registre originel, un des chefs d’œuvre de Domenico Scarlatti. Le compositeur est surtout connu pour les 555 sonates pour clavecin qu’il écrivit, rendues fameuses en raison de la maîtrise technique qu’elles requièrent et dont bon nombre portent une forte charge émotionnelle dès lors leur interprétation révèle ce qui se cache derrière la virtuosité. On connaît moins, voire pas du tout, la musique religieuse, les cantates ou les opéras de Scarlatti. Le Stabat Mater, composé vers 1715 et le Salve Regina, en 1756, restent cependant des œuvres tout à fait remarquables.
L'adoration de la Vierge souffrante, une constante depuis le Moyen Âge
Le texte que Scarlatti met en musique vient du Moyen Âge. Traditionnellement attribué à un moine et poète franciscain du XIIIe siècle, Jacques de Benedictis, dit Jacopone da Todi, il évoque la souffrance de Marie lors de la crucifixion du Christ et a inspiré nombre de compositeurs dont Josquin des Prés, Palestrina, Roland de Lassus ou Alessandro Scarlatti, le propre père de Domenico – plus tard viendra celui de Pergolèse. L’œuvre de Domenico Scarlatti naît dans un contexte particulier. En 1703, à la suite d’un tremblement de terre dévastateur en Italie, le pape Clément XI, qui y voit une manifestation de la colère divine, interdit tout spectacle pour cinq ans. La musique liturgique est, elle aussi, frappée. Elle se doit d’éviter les fioritures et prendre la voie de la simplicité pour être accessible directement au commun des mortels. Cela n'empêche pas la célébration des « sept douleurs » de la « mater dolorosa » de se poursuivre et en août 1714, la Congrégation des rites la fixe le vendredi qui précède le dimanche des Rameaux avant de l’inscrire dans le calendrier romain le troisième dimanche de septembre. À la même époque, en 1715, le Napolitain Domenico Scarlatti devient maître de chapelle de la Cappella Giulia de Saint-Pierre de Rome – il le restera jusqu’en 1719 – et on pense que l’œuvre a vraisemblablement été composée durant son séjour romain.
Le Stabat Mater de Domenico Scarlatti
Le Stabat Mater, chanté par des hommes, est à dix voix : quatre sopranos (des castrats), deux altos, deux ténors et deux basses, accompagnés d’un continuo à l’orgue. Si l’œuvre reprend le stile antico du XVIe siècle, requis par le Vatican pour inciter à la piété, Scarlatti prend des libertés avec ce style : les dix voix ne sont pas traitées, conformément à l’usage de la Renaissance, comme un double chœur. Elles ne sont que rarement utilisées simultanément mais se répondent avec une richesse et une diversité harmonique remarquable. Le compositeur introduit des rythmes ternaires, typiques du baroque, et développe, au lieu de l’écriture classique par numéro, les vingt versets du texte en dix séquences. Chaque verset fait cependant l’objet d’un traitement musical particulier à la manière d’un motet. Cette richesse harmonique et compositionnelle offre à l’œuvre, en plus d’une texture opératique remarquable, une architecture vocale exceptionnelle.
Une récriture à quatre mains
Dans la veine, déjà explorée par le Théâtre des Bouffes du Nord, d’une association entre théâtre et musique, la metteuse en scène Maëlle Dequiedt a l’idée d’une œuvre purement musicale qui serait mise en scène dans un spectacle réunissant une distribution théâtrale et un ensemble musical. De sa rencontre avec Simon-Pierre Bestion, qui entretient un rapport très libre avec les œuvres qu’il dirige, naît le choix du Stabat Mater de Scarlatti. Un double travail de création associera au plateau le théâtre et la musique dans une relation mutuelle où l’un modifie, infléchit la démarche de l’autre en permanence. Au théâtre revient un travail d’improvisation demandé aux comédien.nes, à la musique une version récrite, modifiée, augmentée du Stabat Mater de Scarlatti, répondant au théâtre et réagissant à lui, proposée par Simon-Pierre Bestion dans une configuration inédite pour dix chanteuses et chanteurs en même temps instrumentistes, introduisant non seulement une forme d’orchestration du morceau, mais son enrichissement, au fil des « tableaux » théâtraux, par des apports contemporains qui sont comme le prolongement de l’expérience cosmopolite du compositeur avec leurs accents jazziques ou leurs virgules de rumba, voire de salsa.
Un spectacle multiforme
Sur un praticable mobile en fond de scène, les interprètes s’installent. Mais si le sujet reste le Stabat Mater, l’œuvre se verra dépouillée de toute religiosité. Les séquences théâtrales nous laissent voir quelques cardinaux aux coiffes fantaisistes et à la gestuelle cocasse se disputer la couronne papale dans une chorégraphie de quadrille jusqu’à ce que la fumée blanche s’élève, ou découvrir notre mater, décidément pas très dolorosa, se confire dans un épluchage, obstiné, jusqu’à épuisement, d’un sac de pommes de terre quand elle ne se bagarre pas avec son ado de fils. Le tout est rythmé par de très godardiens titres qui nous renvoient à un imaginaire littéraire tel que « Le diable par la queue » ou « Et soudain rendre l’âme » qui viennent s'adjoindre à la reprise de la musique.
Frustrations en chaîne
Même si les séquences théâtrales sont réglées au petit poil et qu’on – croit – comprendre le pourquoi iconoclaste de leur présence, cette oscillation en forme de pied-de-nez dessert plutôt qu'elle ne profite à la relation entre musique et théâtre – les réactions dans la salle sont d'ailleurs, à ce sujet, assez partagées. Ces « tableaux » disparates ne forment pas une pièce de théâtre, ils n’offrent pas un parcours que l’on serait tenté de suivre et le commentaire qu'ils introduisent par rapport au Stabat Mater n'est guère convaincant. Quant à la musique, elle pâtirait plutôt de ces interruptions. Elle est belle et on aimerait pouvoir se laisser porter par la très grande qualité d’interprétation de ces chanteurs-musiciens et profiter de la magnificence de la composition. Car l'œuvre résiste. En dépit de tout, ce Stabat Mater que le théâtre raille et déconstruit reste une œuvre magnifique, que la composition musicale proposée par Simon-Pierre Bestion enrichit sans la détruire. On se prend à rêver que Scarlatti soit, comme les artistes du XXe siècle, protégé par un droit moral qui limite et encadre son utilisation. Mais ce n’est pas le cas et on se retrouve, mater dolorosa, « Âme gémissante, triste et dolente, qu’un glaive traversa. » Avec, cependant, dans l’oreille, l’écho très pur d’une beauté profonde.
Stabat Mater d’après Domenico Scarlatti
S Création collective La Phenomena et La Tempête S Mise en scène Maëlle Dequiedt S Direction musicale et arrangements Simon-Pierre Bestion S Dramaturgie Simon Hatab S Scénographie Heidi Folliet S Costumes Solène Fourt S Lumières Auréliane Pazzaglia S Chorégraphie Olga Dukhovnaya S Régie générale / plateau Jori Desq S Son Mateo Esnault S Assistante mise en scène Clara Chabalier S Assistante costumes Salomé Vandendriessche S Avec Youssouf Abi-Ayad, Emilie Incerti Formentini, Frédéric Leidgens, Maud Pougeoise et la Compagnie La Tempête Annabelle Bayet (soprano et basse électrique), Guy-Loup Boisneau (ténor, percussions et piano), Jean-Christophe Brizard (basse et accordéon), Myriam Jarmache (mezzo-soprano), Lia Naviliat-Cuncic (soprano et flûte traversière), Matteo Pastorino (clarinette et clarinette basse), René Ramos-Premier (baryton et piano), Hélène Richaud (mezzo-soprano et violoncelle), Abel Rohrbach (bugle et tuba), Vivien Simon (ténor, scie musicale et piano) S Production Centre International de Créations Théâtrales / Théâtre des Bouffes du Nord, Compagnie La Phenomena & Compagnie vocale et instrumentale La Tempête S Production associée Antipol (Théâtre d’Orléans / Scène nationale ; Le Manège, Scène nationale de Maubeuge ; Fondazione I Teatri, Reggio) S Coproduction Opéra de Lille ; Opéra de Reims ; Le Quartz, Scène nationale et Congrès de Brest ; Théâtre de Caen ; MCA - Maison de la Culture d’Amiens ; Cercle des partenaires S Résidences réalisées au Théâtre d’Orléans / Scène nationale et au Manège Maubeuge - Scène Nationale S Avec le soutien du Centre national de la musique S Décor réalisé par l’atelier de l’Opéra de Reims S Costumes réalisés par l’atelier du Théâtre National de Strasbourg S La Phenomena et La Tempête sont associés au Théâtre d’Orléans / Scène nationale S Le spectacle inclut un extrait de Dysphoria Mundi de Paul B. Preciado et de La Vie matérielle de Marguerite Duras S Durée 1h45
TOURNÉE
12-13 octobre Théâtre des Bouffes du Nord, Paris
1er décembre Maison de la Culture d'Amiens
6 avril 2024 Le Quartz - Scène nationale de Brest
12-13 avril 2024 Opéra de Lille
17-18 avril 2024 Scène nationale d'Orléans