28 Novembre 2022
La réjouissante déconstruction que propose Émilie Rousset interroge, à travers l’Ode à la joie extraite de la 9e Symphonie de Beethoven, la force de la musique et son utilisation par le pouvoir. Elle questionne, au-delà, notre imaginaire symbolique et le pouvoir de l’art en général.
Émilie Rousset a fait du collectage et de l’archive un cheval de bataille privilégié pour créer des pièces, des installations, des films et explorer un mode particulier d’écriture théâtrale et performative. Vocabulaires, idées et mouvements de pensée y sont observés et transposés dans des dispositifs où actrices et acteurs interviennent pour les incarner. Dans cette forme artistique particulière, restitution et distance cheminent de concert et la multiplicité des formes médiatiques d’aujourd’hui est convoquée sur une scène de théâtre pour interroger à la fois la nature de la communication, la manière dont celle-ci est transmise et reçue tout autant que son message, explicite et implicite.
Le contexte : POP, une fabrique artistique centrée sur le son et la musique
Émilie Rousset est invitée, en 2020, par le collectif POP à travailler sur les hymnes musicaux. Le commanditaire porte dans son ADN, à travers le son et la musique, le projet de repositionner l’art et le savoir au centre de la société. Ce collectif, qui rassemble artistes, chercheurs et scientifiques – philosophes, sociologues, historiens, musicologues ou ethnomusicologues, spécialistes des sciences de l’information et de la communication, de la voix ou du langage, mais aussi physiciens, acousticiens, neuro-biologistes, -physiologues, -psychologues ou -psychiatres – se définit comme un incubateur artistique et citoyen et un lieu de résidences et de recherches qui interroge les rôles et les fonctions que jouent la musique et les sons pour l’individu, les communautés, la société et les écosystèmes. Son vecteur : une création pluridisciplinaire permettant d’élargir le regard, d’ouvrir plus largement les oreilles sur le monde, qu’il s’agisse d’environnement sonore, d'impact artistique des sons ou de leur organisation musicale.
Une Ode à la joie emblématique
En choisissant le thème des hymnes politiques, Émilie Rousset s'intéresse à l’emblématique Ode à la joie, extraite et adaptée du final de la 9e symphonie op. 125 de Beethoven. Son choix tient à l’importance que ce morceau occupe dans l’histoire politique. Après avoir été celui que Goebbels faisait jouer pour l'anniversaire d'Hitler, il marque, sous la direction de Wilhelm Furtwängler, la réouverture du Festival de Bayreuth en 1951. Choisi comme hymne européen, il est aussi celui qui ponctuera la visite de François Mitterrand au Panthéon en 1981, après sa victoire, et l’investiture d’Emmanuel Macron, magnifiée par sa traversée de la cour du Louvre en 2017. Avec une malice pleine d’humour, le spectacle nous rappelle le contenu de l’Ode – l’appel du poème de Schiller à la fraternité universelle et la dédicace plutôt courtisane de Beethoven à Frédéric Guillaume III, roi de Prusse, qui « oubliera » les promesses de Constitution faites à son peuple – en même temps qu’il détaille l’élaboration du cérémonial de chacune des investitures contemporaines et fait état des tractations assez sordides entre Herbert von Karajan, dont les sympathies nazies ne sont plus un secret, et les institutions européennes pour l’adaptation de l’œuvre de Beethoven. Avec le même humour iconoclaste, on évoquera les adieux d’Angela Merkel sur un air chanté de Nina Hagen dont les paroles furent créées par un pédophile notoire… un cafouillage involontaire mais fâcheux...
Déconstruire pour révéler
Les documents historiques sont passés au filtre du récit. Sur un écran vidéo apparaissent les moyens et les supports sur lesquels ont été collectées les informations, le menu qui permet d’accéder aux éléments stockés dans la mémoire de l’ordinateur et à partir duquel s’élabore la réflexion qui établit un va-et-vient permanent entre l’information, son analyse et son interprétation sur la scène. Pour désamorcer la puissance des images de François Mitterrand arpentant le Panthéon en déposant des roses surgies magiquement entre ses mains au moment de les offrir en hommage à Jaurès, Jean Moulin ou Schœlcher, ou le déplacement, réglé par un minutage implacable, d'Emmanuel Macron dans la cour du Louvre, celles-ci, quoique soigneusement décrites, restent invisibles. Tout au plus un comédien, sur l’écran, traverse-t-il la cour déserte en singeant de manière décalée la solennité du moment et la difficulté du calage du rituel. L’absence de l’archive directe crée ainsi le décalage nécessaire pour discerner le processus de fabrication et comprendre la mise en scène.
La musique, sur la balançoire entre innocence pervertie et plaisir pur
De fil en aiguille, les archives qui se succèdent et les accumulations de commentaires où se mêlent l’individuel et le collectif, le « je » de l’auteur et le « nous » du public, nous conduisent à appréhender, à travers l’éclatement du propos – absence de linéarité, superposition d’éléments disparates – de manière quasi physique, que les sons qui nous environnent et leur mise en scène n’ont pas d’« innocence ». Outil de propagande au service du pouvoir, la musique peut se transformer en arme destinée à donner à ceux qui l'écoutent un sentiment falsifié d’appartenance à une même communauté. Le montage nous fait percevoir que cette adhésion recherchée puise sa force dans d’autres sphères que la musique pure, dans des ressorts ancrés en chacun de nous, au-delà de l’intellect, dans le registre de nos émotions – un sentiment de fierté, la force d'entraînement de rythmes martiaux – et que le transport suscité par la musique est confisqué, utilisé à d'autres fins que le plaisir.
Les voies de la réappropriation
Dans cet ensemble, le chant occupe une place privilégiée car, plus que la musique instrumentale, il nous ressemble, il a notre voix. Déconnecter la musique de sa fonction travestie pour la rendre à l’art, c’est, au bout de ce parcours désabusé dans les allées de la récupération, se réapproprier, entre autres, le plaisir du chant. C'est ce que propose la chorale qui vient clore le spectacle, comme un acte libératoire, gratuit, pour le simple plaisir. Il n’est de muet qui ne parle à sa manière dès lors qu’il connaît l’usage des mots. Il n’est de sourd qui n’entende quand l’écoute devient entendement. L’apprentissage de la déconstruction n’est pas jeu vain et mortifère mais moyen de comprendre, de construire, de recombiner, de créer. À chacun de s’emparer des pièces pour les modeler, les transformer, faire naître du nouveau. Ce spectacle qui joue avec l'être ou ne pas être du théâtre nous y invite…
Playlist politique
S Conception, écriture et mise en scène Émilie Rousset S Interprétation Anne Steffens, Manuel Vallade S Avec la cheffe de chœur Julie Furton et la participation des choristes amateur.es de la Queerale, Lucie Broussin, Xavier Cartiaux, Jasmin Cichoki, Alex Cloos, Roxane Darlot-Harel, Marianne Garaicoechea, Maurane Guillemoto, Sophie Hebrard, Nicolas Hug, Jeanne Jeannot, Vic Krass, Oualid Latreche, Sarah Maeght, Ayefemi Mehou-Loko, Hugo Poindron, Sable Prost, Jonathan Rocheteau, Sylvère Santin, Charlie Trévu, Johan Tyszler, Anaïs Van den Bussche, Vincent Vanel, Manon Vaux S Création vidéo Gabrielle Stemmer S Dramaturgie Simon Hatab S Collaboration à l’écriture Sarah Maeght S Lumières Manon Lauriol S Régie vidéo et son Romain Vuillet S Régie générale Jérémie Sananes S Régie lumière Manon Lauriol en alternance avec Lucien Prunenec S Stagiaire à la mise en scène Elina Martinez S Administration et production Les Indépendances, Colin Pitrat et Hélène Moulin S Remerciements Esteban Buch, Thibault Jeandemange, Solveig Serrew
LES ARCHIVES S Entretien Esteban Buch, Simon Hatab, Émilie Rousset, juin 2022 S Archives textes, musiques Roselyne Bachelot, Chronique, France Musique, mai 2017 ; Ludwig van Beethoven, Symphonie n°9 op 125, Minnesota Orchestra, direction Osmo Vänskä, 2006 ; Ludwig van Beethoven, Ode à la joie, extrait de la Symphonie n°9 op 125, arrangement Herbert von Karajan, Berliner Philharmoniker, direction Herbert von Karajan, 1972 ; Marc van Dessel, Les Roses du Panthéon, documentaire diffusé dans l’émission Bouillon de culture, mai 1991 ; Christian Dupavillon, Comment j’ai mis en scène l’investiture de François Mitterrand, article paru dans Le Monde, mai 2011 ; Nina Hagen, Du hast den Farbfilm vergessen, paroles Kurt Demmler, musique Michael Heubach, 1974 ; Stevie Wonder, Pastime Paradise, 1976, arrangement Sylvère Santin, 2022 S Archives domestiques Jean Quéau-Rousset et Sarah Maeght, mai 2022 ; Alexia Viol, juin 2022 S Production John Corporation S Coproduction Points communs - Nouvelle Scène nationale de Cergy-Pontoise / Val d’Oise, Festival d’Automne à Paris, La Pop, festival NEXT, Théâtre de la Bastille. S John Corporation est conventionné par le ministère de la Culture - DRAC Île-de-France et par la Région Île-de-France. S Émilie Rousset est artiste en résidence à Points communs, Nouvelle scène nationale de Cergy-Pontoise/ Val d’Oise, au lieu unique, Scène nationale de Nantes et au Volcan, Scène nationale du Havre S Spectacle présenté en coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris
Théâtre de la Bastille - 76 rue de la Roquette 75011 Paris
Réservations : 01 43 57 42 14 www.theatre-bastille.com
Du 25 novembre au 7 décembre à 19h, sf dimanches et lundi 5 décembre