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Arts-chipels.fr

Journal d’une femme de chambre. Quand légèreté et gaudriole de façade s’accompagnent de relents nauséabonds.

Journal d’une femme de chambre. Quand légèreté et gaudriole de façade s’accompagnent de relents nauséabonds.

Le jeu de massacre jubilatoire d’Octave Mirbeau n’a rien perdu de sa virulence en même temps que de sa drôlerie. Lisa Martino s’y délecte et nous aussi, mais la pièce laisse sur la langue un petit fond d’amertume, qui peut laisser songeur.

Ça commence soft et léger par une jeune femme au bain. Elle s’adresse directement au public. Elle est coquine, mutine. Elle est femme de chambre et elle vient de trouver une nouvelle place en province, chez les Lanlaire, les bien nommés – une de plus car elle en change souvent, rapport aux manies des « clients » que son frais minois attire et aux ennuis quelle fuit comme la peste. Ce n’est pas qu’elle soit farouche, Célestine, que ses maîtres nomment « Marie », comme toutes leurs bonnes précédentes. Elle aime l’amour et ils l’amusent, ces vieux décrépits, ces bourgeois coincés dans leur petite vie sous la surveillance d’une épouse tyrannique qui ne les aime évidemment pas et qui expriment face à la bonne – est-elle seulement un être humain ? – leurs penchants libidineux.

© Fabienne Rappeneau

© Fabienne Rappeneau

Une peinture au vitriol de la bourgeoisie au tournant du XXe siècle

Il n’y va pas vraiment avec le dos de la cuiller, Octave Mirbeau, en décrivant les petites et grandes turpitudes d’une vie étriquée, rabougrie, pleine de mensonges et de faux-semblants. Célestine est d’une drôlerie irrésistible lorsqu’elle décrit le harcèlement de Madame, les dissimulations de Monsieur, souvent parti à la « chasse », ou les fantasmes amoureux de ses maîtres successifs. Elle plonge avec délectation dans les manies bourgeoises d’une vie qui n’a que la vacuité pour horizon. Avec une lucidité pleine d’humour, elle se regarde elle-même, singe son obséquiosité de façade, ses dérobades quand il ne lui plaît pas de céder aux avances qu’on lui fait. Elle trace aussi le portrait d’une petite provinciale qui, pour survivre, n’a d’autre choix que de choisir la domesticité, un esclavage qui ne dit pas son nom, dont la seule alternative est le bordel, avec les aléas que la profession comporte. Elle a le trait acéré et le tableau qu’elle dresse est noir et sans pitié.

© Fabienne Rappeneau

© Fabienne Rappeneau

Une société aux prises avec l’affaire Dreyfus

Un personnage inquiétant se dessine au fil du journal de Célestine : celui du jardinier-cocher Joseph, étrange personnage que la jeune femme soupçonne d’être le violeur et le meurtrier d’une petite fille que la police cherchera en vain. Au rêve de mer teinté de cauchemar de Célestine, projeté sur l’écran qui forme le fond de scène où trône, ironiquement, un crucifix sous lequel les pires turpitudes sont décrites, succèdent les images de l’univers de Joseph, un antisémite virulent. Car Joseph, il en bouffe du juif, avec ses camarades ! D’ailleurs, dans la hiérarchie dont il se recommande, au-dessus du curé, il y a l’évêque, puis le pape, et Drumont tout en haut. Et Joseph ne recule pas devant la manière forte et la violence. S’affichent en fond de scène des projections des caricatures des journaux qui sévissent à l’époque, l’Antijuif, le Petit Journal, la Libre Parole, le Musée des Horreurs et autres feuilles malodorantes. Elles ne la quitteront plus, formant un cadre de scène permanent une fois que le personnage de Joseph aura été mis à nu, parce que son devenir se mêle à celui de Célestine.

Un amour bien grinçant

Dans le monde que Mirbeau évoque, il n’y a point de salut, point d’échappatoire et Célestine, avec toute sa gouaille, son bon sens et son humour, dans un mélange de naïveté et de rouerie, d’aveuglement volontaire et de clairvoyance, se laisse séduire par les sirènes d’un Joseph qui cumule avec tous les défauts précédemment relevés celui de voleur dont Célestine se fera la complice passive. La fascination le dispute chez elle à la peur. Elle n’est pas dupe mais mal et mâle la séduisent, lui procurent le délicieux frisson du fruit défendu. Ils s’accordent avec le rêve d’ascension sociale qu’elle concrétise avec Joseph, mais qui s'avère en fait une descente aux Enfers où elle perdra son libre arbitre et sa liberté. À jouer avec le feu, on se brûle les ailes…

© Fabienne Rappeneau

© Fabienne Rappeneau

Une drôlerie pas si drôle

Célestine est piégée. Lucide et cynique, elle énonce ses contradictions. La farce cède peu à peu sous les coups de boutoir d’un envahissement du politique où xénophobes, voleurs, violeurs et assassins prennent le pas sur les protagonistes de la comédie de mœurs. On quitte la légèreté gaudriolesque du début pour du plus âpre. La noirceur s’épaissit. Sans sacrifier à une « actualisation » contemporaine du Journal, ni par les décors ni par les costumes, le spectacle n’en acquiert pas moins une intense résonnance aujourd’hui, dans un contexte où les extrêmes-droites, un peu partout dans le monde, font une entrée en force et où la violence marque de plus en plus fortement les relations individuelles et communautaires. Elle nous met aussi en garde sur les ambiguïtés que contiennent la critique et l’opposition systématiques et sur les conséquences qu'elles peuvent, si l’on n’y prend garde, engendrer. Tout un art de dire dans le rire...

Le Journal d’une femme de chambre d’après Octave Mirbeau

S Mise en scène Nicolas Briançon S Avec Lisa Martino S Assistante à la mise en scène Elena Terenteva S Décor Bastien Forestier S Costumes Michel Dussarat S Vidéo Olivier Simola S Lumière Jean-Pascal Pracht S Régie Yves Thuillier

À partir du 29 septembre 2022, du mardi au samedi à 21h00

Théâtre de la Huchette – 23, rue de la Huchette – 75005 Paris

www.theatre-huchette.com 01 43 26 38 99

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