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Arts-chipels.fr

Chair et os. Entre identités animales et prédations humaines.

Portrait de Jérôme Thomas © Christophe Raynaud de Lage

Portrait de Jérôme Thomas © Christophe Raynaud de Lage

Ce « spectacle de cirque d’animaux sans animaux », peuplé de chimères hybrides naviguant entre mythologie et réalité, interroge notre animalité et dresse un réquisitoire non dénué d’humour – noir – contre la prééminence supposée de l’homme sur les animaux.

Ils ont posé leurs plumes et leurs poils en plein cœur du Parc du Centre hospitalier de la Chartreuse, les animaux humains du Cirque Lili, dans leur petit espace circulaire de bois et de toile. Point de sciure au sol dans l’arène centrale, mais un parquet de bois. Parce que les fauves, équidés, canidés et autres oiseaux qui y sont exhibés passent de la quadripédie à la bipédie sans effort, et pour cause : ils sont incarnés par des acrobates et des contorsionnistes. Ils apparaissent dans la pénombre cosmologique d’un univers qui naît – ou se meurt –, marquant l’aube ou le crépuscule dans lequel un monde se forme et se défait tout à la fois. Une armée de fantômes qui vient occuper le pourtour de la scène, une chemise blanche recouvrant les poils, comme pour nous renvoyer d’emblée à la dualité qui forme le soubassement de la pièce. Car ici, il va être question d’hommes et d’animaux, et des relations qu’ils entretiennent.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Des animaux sans animaux

Dépouillées de ce qui pourrait leur donner forme humaine, alors que le rythme s’accélère, que les percussions se font plus insistantes, ces silhouettes fantomatiques s’installent autour de l’aire de jeu, devenues animaux rendus à leur « sauvagerie » poilue. Ça grogne, ça couine, ça lève le museau en l’air, ça secoue la tête comme pour chasser les insectes qui volètent de manière invisible, ça s’installe pour le spectacle, assis le cul en arrière, bras ramenés vers l’avant entre les jambes, dans la position du fauve au repos ou de l’échassier. Leur spectacle à eux, justement, ce sont deux humains, lancés dans une marche sur deux pattes qui va s’accélérant. Tantôt ils se suivent ou se collent l’un à l’autre, tantôt l’un joue le rôle de porteur autour duquel s’enroule sa partenaire acrobate dans une parade que les « animaux » contemplent avec intérêt. Ils défient les lois de la nature, ces humains qui associent marche et roulade dans un même mouvement. Juste retournement des choses, ce sont les animaux qui contemplent cette fraction infime de la chaîne du vivant qui fait figure de pièce rapportée dans la grande symphonie de l’univers. Ils sont de chair et d’os, ces humains, comme les autres. Bientôt un retour en arrière reconstituera leur évolution dans une ronde où les acrobates-danseurs incarneront les positions successives qui mènent l’Homme à la bipédie.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Quand l’équilibre se rompt

Voici que le propos se précise, que le texte intervient. Énigmatique au départ, il introduit une gradation animale qui fait penser au « qui mange qui » des lois de la nature, même si ces animaux-là ont un bien curieux comportement, que la pie, l’éléphant et le dauphin sont mis sur le même plan ou que le cochon joue aux jeux vidéo. Les choses se gâtent lorsqu’apparaît l’humain, qui vole le veau de la vache et le mène à l’abattoir. À partir de là, les étirements paresseux et la nonchalance cèdent la place aux onomatopées et aux raclements divers tandis que le texte entre dans le vif du sujet de l’équilibre naturel. À « qui mange qui » succède « qui parle qui », « qui mord quoi », « quoi mord quoi », introduisant une forme de circularité où sujets et objets se renvoient la balle. Dans l’agitation ambiante où s’épanouit ce discours d’agression, l’homme se sépare de son environnement. La situation d’observation réciproque est rompue. Mais, déclare avec humour le narrateur, pas de panique : « Aucun paradis n’est perdu. Il est sur google map. »

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Les humains, des prédateurs

L’homme s’invente un monde peuplé de divinités, de figures de femmes à la façon des Polynésiennes de Gauguin, détentrices d’un savoir immémorial, hors de portée du commun des humains. Mais nous avons perdu les dieux et les simulacres que nous utilisons ne masquent plus les millions d’animaux massacrés chaque minute. Le rappel du caractère illusoire de notre « éden réinventé » va de pair avec un véritable réquisitoire. L’homme massacre cinquante fois plus que les autres espèces. Sur les 8 millions d'espèces végétales et animales présentes sur Terre, près d'1 million pourraient disparaître dans les prochaines décennies, dénonce un rapport de l'ONU sur la biodiversité. Et l’homme en porte la responsabilité. La longue litanie des exactions se double d’images accusatrices au milieu desquelles l’homme, l’âme pétrolée, pixélisée, se débat – « Humains, qu’avez-vous fait de vos mains ? ». Les allitérations affluent, les répétitions martèlent, la « civilisation » – écrans, QR codes, cristaux liquides, néons sans ombre – vire à l’aigre, caniche blanc moumouté à l’appui pour dire le ridicule. Les animaux cherchent leur monde dans un univers de vieux pneus, rebuts de la société « industrielle ». De chair et d’os, l’homme se déchire. Il a perdu ses dieux, abandonné sa raison. Et que pèsent les presque 8 milliards d’humains par rapport aux 165 milliards d’animaux dans le monde ? Les animaux, dans une ultime scène, viendront le lui rappeler…

Le croisement des disciplines circassiennes et leur hybridation rendent perceptibles l’entre-deux, l’association de deux attitudes vécues comme antagoniques, la part d’animalité qui réside dans l’humain. Portés acrobatiques, contorsion et travail du mât, rythmés par une musique où grincent les cordes et où les percussions soulignent l’accélération du temps qui conduit à la catastrophe, permettent de cheminer entre des mondes en développant un autre rapport au corps et à l’espace. C’est la grande force de ce spectacle qu’on voudrait – n’en déplaise aux revendications légitimes d’éco-responsabilité – un peu plus éclairé. Et même si les voies de la poésie et du lyrisme semblent parfois un peu trop céder le pas au désir d’aborder aux rives abstraites de la philosophie, le spectacle n’en conserve pas moins une force immédiate qui frappe de plein fouet.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Chair et os

S Direction artistique, choré́graphie Jérôme Thomas S Dramaturgie et textes Aline Reviriaud S Mise en scène Jérôme Thomas et Aline Reviriaud S Collaboratrice artistique, assistante chorégraphique et interprète Lise Pauton S Lumières Bernard Revel S Scénographie / costumes / accessoires Emmanuelle Grobet S Musique Jérôme Thomas et Michel Legouis S Comédien / bruiteur Michel Legouis S Régie son Arousia Ducelier S Régie géné́rale / régie lumières Dominique Mercier-Balaz S Distribution Magdalena Hidalgo Witker, Michel Le Gouis, Nicolas Moreno, Tamila De Naeyer, Juana Ortega Kippes, Nicolas Parraguez Castro, Lise Pauton S Inspiré de Fables de La Fontaine – Les nouveaux sauvages de Damián Szifron – Freaks, La Monstrueuse parade de Tom Browning en 1932 – La Ferme des animaux de Georges Orwell – Description de l’omme de Jacques Rebotier – L214 une voix pour les animaux de Jean Baptiste del Amo – Lucy : La femme verticale d'Andrée Chedid – Habiter en oiseau de Vinciane Despret S Production ARMO / Cie Jérôme Thomas S Coproduction L’Espace des Arts / Scène Nationale Chalon-sur-Saône, L’Agora / Pôle National Cirque Boulazac - Aquitaine, Cirque Jules Verne / Pôle National Cirque et Arts de la Rue – Amiens / La Maison / Scène conventionnée Art en Territoire - Nevers / Centro di produzione blucinQue Nice – Turin, ARCHAOS / Pôle National Cirque – Marseille / Grrranit Scène Nationale Belfort Aide À La Résidence Plateforme 2 Pôles Cirque En Normandie / La Brèche À Cherbourg Soutien Le Prato / Pôle National Cirque Lille S Aide à la résidence Plateforme 2 Pôles Cirque en Normandie / La Brèche à Cherbourg S Soutien Le Prato / Pôle National Cirque Lille S Création 5 > 7 mai 2022 Cirque Lili Centre Hospitalier de La Chartreuse à Dijon

TOURNÉE (à compléter)

12 mai 2022 Théâtre de Dole Scènes du Jura /Scène nationale
19 et 20 mai L’Espace des Arts / Scène Nationale de Chalon-sur-Saône
1er juillet La Maison / Scène conventionnée Art en Territoire à Nevers

4 et 5 juillet Festival Cirko sul filo, Grugliasco-Turin, Italie

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