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Arts-chipels.fr

Les Serpents. Imaginaire rampant pour trois figures de femmes.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Dans un espace de plein air devenu abstraction détachée de la réalité, Marie NDiaye nous entraîne sur les chemins de l’enfer féminin. Un huis clos paradoxal où l’enfer du dehors vaut l’enfer du dedans.

Dans la pénombre se dessine la massivité inquiétante d’un mur composé de haut-parleurs. Pas une cloison, pas une séparation banale. Une construction massive et noire qui dresse une véritable barrière et derrière laquelle on devine une présence hostile, des rumeurs diffuses, traversées de grondements parfois, de sonorités plus claires qui pourraient rappeler un sifflement de crotale ou la reptation silencieuse de quelque monstre tapi derrière le rempart. Et, en vérité, rien ne sortira jamais vraiment de cet espace devenu voix indistincte mais tyrannique dont la seule injonction reconnaissable est le nom d’une femme, « Nancy », que l’homme réclame lorsque d’aventure elle s’absente. Cette barrière est celle qui sépare l’homme, réduit à la projection qu’on s’en fait, des trois femmes qui se retrouvent sur le devant de la scène et dont l'ombre semble avoir été avalée par la double rangée de projecteurs qui les encadrent et les éclairent de manière uniforme.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Trois femmes, trois mères

C’est un soir de 14 juillet. Un soir de célébration. Mais pourquoi sont-elles là ? Pas pour le défilé en tout cas. Les trois femmes qui se rejoignent à l’avant du plateau ont toutes trois un lien avec l’Homme, tapi à l’abri de cette muraille. La première à apparaître est la Mère. Elle cherche à supprimer cet obstacle infranchissable, non parce qu’une mère aime son enfant et qu’elle souffre de la séparation, mais parce qu’elle est liée à lui par ce qu’il lui doit. Elle l’a élevé, elle a des droits sur lui. Elle est là pour lui emprunter de l’argent. Elle sera rejointe par son ex-belle-fille, à la recherche de son enfant abandonné entre les mains de l’Homme lorsqu’elle l’a quitté. Le désir de se libérer de l’emprise masculine a chez elle pour corollaire la culpabilité qu’elle éprouve d’avoir laissé son fils entre les mains de son père. Quant à la troisième, la seule qui ait accès à cet espace du dedans de l’Homme, elle est la « créature », façonnée par l’Homme et reconnaissante de l’accomplissement qu’elle croit avoir trouvé dans son rôle d’épouse dépendante et de mère protectrice pour son enfant. Trois personnalités comme autant de figures de la femme, la première préoccupée de plaire et collectionnant les maris, la deuxième libérée et exerçant un métier à responsabilité, la troisième en T-shirt et baskets, brute de décoffrage. Trois femmes comme une parabole de la Femme.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Le Père, l’Ogre et l’Enfant

De l’autre côté de ce mur sans ouverture, omniprésents dans leur absence, il y a le Père et l’Enfant. Mais de quel enfant s’agit-il ? Celui que la première épouse a laissé en s’enfuyant, ou un autre, celui de la nouvelle femme ? On avance peu à peu les pions d’une recomposition du paysage. Tous les enfants s’appellent Jack. Le premier, son père s’inventait des raisons de le battre – peut-être se vengeait-il de la mère en frappant l’enfant. Il a disparu on ne sait comment mais les références laissent planer le doute. Les enfants sont élevés au maïs, comme des poulets qu’on engraisse. Des geignements, de l’autre côté de la cloison, font naître les supputations. Les commentaires les précisent. Il est question d’enterrements secrets, d’enfants ligotés à leur chaise, de mères terrorisées. Se dessine progressivement l’image de la dévoration, réelle ou imaginée. Comme un danger qui se rapproche, le mur d’enceintes – rapport à la maternité ou à la fermeture ? – avance inexorablement jusqu’à occuper la majeure partie du plateau tandis que la lumière décline… L'étrangeté est là, le sol se dérobe sous les pieds.

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

S’enfuir ou rester ? Schémas croisés de prisons intimes

Elles ne sont pas enfermées, les trois femmes aux personnalités emblématiques qui se dévoilent sur scène. Elles ont affronté la forêt de maïs qui isole la demeure de l’Homme. Mais de quoi se compose leur liberté ? Si la deuxième épouse décide de prendre la même voie que la première, partie quelques années auparavant, en choisissant la fuite  – « il voulait m’absorber », dit-elle, traduisant l’étouffement dans lequel elle se débat – la première fera le chemin inverse, pour veiller sur l’Enfant, et qu’importe si ce n’est pas le sien. Quant à la Mère, assise sur sa cassette d’enfantement, elle ne peut, tel un avare, que poursuivre encore et toujours la même chimère. Dans l’atmosphère étouffante, irrespirable, où elles mijotent, ces trois femmes qui ont pour partage le même homme, n’ont, encore et toujours, que deux mêmes points d’ancrage : leur attachement, vécu ici au sens premier du terme, à une relation amoureuse, et celui qui les lie, sans possibilité de rédemption, à leur progéniture ou, plus généralement, au fait de donner la vie, d’être mère. « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ? », pourraient-elles dire. Ces serpents, ils sifflent sur la tête de toutes les femmes. Sur l’intérieur de leur tête. L’espace, abstrait, dit cet enfermement dans la conscience. La damnation est là. Et on ne guérit pas de cette maladie-là…

© Christophe Raynaud de Lage

© Christophe Raynaud de Lage

Les Serpents - Texte de Marie NDiaye (éd. de Minuit)
S Mise en scène Jacques Vincey S Dramaturgie et assistanat Pierre Lesquelen S Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy S Lumière Marie-Christine Soma assistée de Juliette Besançon S Son et musique Alexandre Meyer et Frédéric Minière S Costumes Olga Karpinsky S Perruques et maquillage Cécile Kretschmar S Avec Hélène Alexandridis (Mme Diss, la mère), Bénédicte Cerutti (Nancy, la seconde femme), Tiphaine Raffier (France, ma première femme) S Durée 1h45 S Production Centre dramatique national de Tours – Théâtre Olympia S Coproduction Théâtre National de Strasbourg, Théâtre des Îlets – Centre dramatique national de Montluçon S Création au Théâtre Olympia — Tours, du 29 septembre au 8 octobre 2020

TOURNÉE

19 › 23 avril Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne

27 avril › 5 mai Théâtre National de Strasbourg

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