9 Juillet 2021
Au travers de la mise en scène inspirée d’Anne-Laure Liégeois, Ibsen règle ses comptes de manière férocement cocasse avec une société où inégalités sociales, bassesse, esprit de lucre et rigorisme religieux se donnent la main.
Sur la scène du théâtre, un praticable court sur toute la largeur. Il constituera l’unique décor du spectacle. Seules des toiles peintes en fond de scène qui descendent des cintres et rappellent les toiles peintes qui faisaient défiler le paysage dans le théâtre de tréteaux matérialiseront les changements de lieux ou de temps. Un jeune homme apparaît. Il se nomme Peer Gynt. Aujourd’hui la jeune fille riche qu’il devait épouser se marie, mais pas avec lui. Sa mère lui reproche l’insouciance avec laquelle il a traité cette relation alors qu’ils sont dans le besoin et que l’épouser aurait été bien utile.
Une pièce injouable, mais qui n’était pas destinée à être jouée
Peer Gynt, dans sa version d’origine, forme un ensemble-fleuve qui, représenté, atteindrait les six ou sept heures. Dans cette vaste fresque qui narre les aventures mi-réalistes mi-fantastiques d’un anti-héros, c’est toute une galaxie de personnages qui est convoquée : des villageois, des trolls, des religieux, des personnages orientaux, des animaux, des fous, etc. Elle traverse l’espace d’une vie, de la jeunesse à la mort de ce personnage ambigu, sans foi ni loi qui, par son cynisme, son opportunisme et son individualisme révèle tous les travers d’une société inégalitaire et rigide. Hâbleur, vaurien, irresponsable, faisant à tour de bras des serments qu’il ne respecte pas, sans autre morale que son bon plaisir, il promène son incessante fuite à travers le monde, de Norvège jusqu’au Maroc, à l’Égypte ou à l’Arabie en passant par le monde souterrain des trolls, une société de bêtes sauvages ou un asile de fous. Il se penche sur l’énigme du Sphinx – « Sphinx, il est lui-même l’énigme de sa vie » –, rencontre en chemin un mystérieux fondeur de boutons qui doit reprendre son âme pour la rendre à son Créateur. Partout où il passe, comme toujours, rien ne va droit. Farce grinçante puisant dans le fantastique et les traditions populaires, Peer Gynt se singularise par rapport à l’œuvre d’Ibsen, plutôt dédiée au réalisme social et au drame. Mais c’est aussi un poème dramatique au lyrisme soutenu traversé par une poésie visionnaire.
Un caractère partiellement autobiographique
Il y a de l’auteur Ibsen dans Peer Gynt. En rupture de ban, séparé de sa famille, rejetant le rigorisme sans nuance de la religion protestante pratiquée en Norvège, dans laquelle se réfugie sa mère, celui qui est devenu le directeur du théâtre de Christiana après avoir vécu à la limite de la pauvreté a laissé sa situation professionnelle se dégrader. Il ne s’occupe pas de l’établissement qu’il est censé diriger. Les recettes fondent, les dettes s’accumulent, il boit. Démis de ses fonctions, il entame un voyage qui l’entraînera à Copenhague puis à Rome où il écrit Peer Gynt. Commence alors – la pièce est comme une vision prémonitoire – une errance qui durera trente-cinq ans avant de le ramener en Norvège. L’éternel fuyard qu’est Peer Gynt ressemble fort à un certain Ibsen, même si son attitude extravertie est l’absolu contrepied de celui qu’on dépeignait comme solitaire et taciturne. La situation du personnage elle-même doit à la vie de l’auteur. Lorsqu’au début du spectacle il est question de son père et de la situation familiale, celui-ci est présenté comme un ivrogne ayant causé la ruine de la famille – ce qui se rapporte à l’histoire d’Ibsen.
Un voyage initiatique
On a peu coutume d’imaginer un parcours initiatique sous une forme comique et caricaturale. C’est pourtant ce que propose Ibsen à travers l’épopée de son anti-héros. S’il a la faconde et l’imagination débordante et s'il capte l'attention de son public de villageois pour lequel il invente sans cesse de nouvelles histoires – bien malin, d’ailleurs, celui qui peut démêler le vrai du faux – Peer Gynt n’est pas un personnage réellement sympathique. Il séduit son ancienne amoureuse sur le point de se marier, fait bonne mesure en déflorant une autre jeune fille, Solveig, ou se transforme au fil de son voyage en richissime marchand d’esclaves sans scrupule. Il ne recule devant aucune bassesse, aucun mensonge pour obtenir ce qu’il convoite et en tire gloire. Il n’empêche qu’au-delà de ses traîtrises accumulées, il recule chaque fois qu’il a le sentiment qu’on attente à la liberté à laquelle il est viscéralement attaché. Il choisit la fuite au lieu du royaume souterrain qui lui est promis par les trolls, préfère le « Sois toi-même » au « Suffis-toi toi-même » que les trolls lui proposent comme devise. En même temps, il a toujours tout faux. Il se fait plumer par ses partenaires « commerciaux », se fait mettre sur la paille par la caressante Anitra qu’il n’a pas vu venir alors qu’il se prétend prophète, devient empereur, comme il en rêvait, mais des fous. Et jusqu’au seuil de l’au-delà, quelque chose cloche quand le fondeur de boutons qui doit reprendre son âme le juge mal fait, à refondre et peu digne du diable même. En cet ultime instant, il continue encore d’ergoter avant de comprendre en quoi réside le secret du bonheur.
Entre fjords norvégiens et forêt vosgienne
Ibsen convoque dans Peer Gynt l’imaginaire des légendes populaires nordiques qu’il a collectées après avoir quitté le théâtre de Christiana. Un monde hanté par ces petites créatures de l’ombre que sont les trolls qui cherchent à l’attirer dans leurs filets et qui vivent, cachés du monde, au cœur des forêts. Délicieusement croqués dans le ballet qu’ils dansent autour de la proie qu’ils espèrent en Peer Gynt, ils offrent comme un mâtiné de théâtre élisabéthain qu’aurait revu Molière. La nature est partout. La bande-son bruisse de chants d’oiseaux dans lesquels le spectateur est immergé. Le bois respire : dans le théâtre, mais aussi dans les praticables installés sur la scène sur lesquels de déroule cette vie en raccourci. Les ciels tombent des cintres, la mer démontée s’agite dans un voile de plastique que la lumière transforme en reflets argentés tandis que retentit le tonnerre. Les animaux y sont fabuleux. Les cochons et les chevaux ont des corps d’hommes, les singes crient dans le lointain. La poésie surgit de ce bain de nature où s’accomplit le chemin de Peer Gynt et où se termine sa route, quand jeunesse et vieillesse se seront rejointes.
Nos chants désespérés…
Sans cesse, le message de la pièce trouve des résonnances contemporaines. Il y a comme un air de déjà entendu proche de nous quand Peer Gynt, confondu par le roi des trolls pour n’avoir pas tenu parole, se défausse en déclarant : « S’il y a eu erreur, j’ai un document qui me couvre ». Mais surtout, le texte révèle un lyrisme puissant, en particulier dans les passages narratifs où Ibsen rapproche le paysage de l’état d’esprit du personnage. On ne peut que se trouver pris par le parfum d’amertume qui émane de ce monde où « personne n’a de larmes pour les malheurs d’autrui ». Et si Peer Gynt paraphrase Shakespeare – « Ma vie pour une corde ! » – c’est aussi parce qu’il fait sien le message du poète élisabéthain : la raison est morte et « tous les gens raisonnables sont des fous. » Peer Gynt est le digne héritier du message baroque porté aussi par le théâtre romantique où tragique et comique font la paire. Et pour celui qui flotte « dans le fleuve du temps sans se mouiller » et refuse de mourir au milieu d’un cinquième acte, sa vie est comme un oignon : une série de « pelures ». Chaque fois qu’on en ôte une, c’est une nouvelle peau qui apparaît et on ne cesse d’ôter des pelures sans jamais se trouver. Chaque pelure succède à la précédente sans que la défroque laisse la place à l’être.
Une mise en scène épatante
Trois comédiens professionnels – qui jouent Peer Gynt adulte, sa mère et l’homme à la cuiller – se fondent au milieu des amateurs recrutés pour l’occasion dont certains envisagent de faire du théâtre leur métier. Et pour le personnage de Peer Gynt, père et fils ont été sollicités pour représenter les deux âges du personnage. Dans une chorégraphie impeccablement réglée qui occupe aussi bien la scène que, par moments, la salle et qui place les spectateurs au sein de la représentation, le public est entraîné dans le maelström d’une histoire construite comme une série de plans-séquence, qui ne lésine pas sur la charge satirique. Les accessoires accumulés au fil de l’histoire théâtrale de Bussang sont mis à contribution, tel cet énorme Sphinx hérité d’on ne sait quel spectacle antérieur. On y ajoute des éléments créés pour la pièce et la magie de la lumière se fait plurielle. Elle démultiplie parfois les personnages pour créer des doubles géants ou troue l’espace quand surgit la tempête. Les toiles de fond rappellent l’art des ciels des peintures de la Renaissance. Dans cette symphonie très enlevée malgré sa durée – plus de 3h30 de spectacle – la musique de Grieg participe du mouvement. Achevée près de dix ans après la pièce, elle témoigne de la liberté laissée par Ibsen au compositeur. Imprégnée d’éléments tirés du folklore populaire norvégien telles la Chanson de Solveig, elle accompagne la gestuelle des trolls ou les danses du mariage. Théâtre et musique forment un ensemble entraînant où chaque nouvel épisode de ces tableaux d’une exposition réserve son lot de surprises pour le plus grand plaisir du spectateur. Et quand la neige tombe au soir de la vie de Peer Gynt, à Bussang, la nature reprend ses droits…
Peer Gynt d’après Henrik Ibsen S Adaptation libre d’après la traduction de Maurice Prozor et Pierre Georget La Chesnais
S Mise en scène Anne-Laure Liégeois S Lumière Guillaume Tesson S Scénographie Anne-Laure Liégeois et Aurélie Thomas S Costumes Séverine Thiébault S Assistante mise en scène Sanae Assif S Avec Sanae Assif (Anitra), Arthur Berthault* (Mads, Un cochon, Trumpeterstraale-financier, un cheval, le Pilote, un pensionnaire de l’asile, un corbeau), Rébecca Bolidum* (La Mère Moen, une troll, Kari, une pensionnaire de l’asile), Thierry Ducarme* (le Roi des trolls, un gardien de l’asile), Martial Durin* (Le Père Moen, un troll, Von Eberkopf – le Financier, le Capitaine), Olivier Dutilloy (Peer Gynt, à partir de 50 ans), Ulysse Dutilloy-Liégeois* (Peer Gynt, à 20 ans), Clémentine Duvernay* (Ingrid, une troll, une pensionnaire de l’asile), Juliette Fribourg* (Frida, la Femme en vert, une gardienne de l’asile), Marc Jeancourt (Begriffenfeld, le Passager inconnu, le Fondeur), Sébastien Kheroufi* (le Fils de la femme en vert, le Fellah, le Cuisinier), Michel Lemaître* (une troll, Master Cotton-financier, Henrick, un pensionnaire de l’asile, le Maigre), Matteo Renouf* (Christen, un troll, Hussein, la Vigie, un corbeau), Chloé Thériot* (Helga, une troll, Mademoiselle Ballon-financière, une pensionnaire de l’asile), Laure Wolf (Aase), Edwina Zajdermann* (Solveigt) S * = membres de la troupe des comédiennes et comédiens amateurs du Théâtre du Peuple
S Production Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher S Coproduction Le Festin – compagnie Anne-Laure Liégeois S Résidences : Théâtre de la Cité internationale, Odéon - Théâtre de l'Europe, L’Azimut - Antony/Châtenay-Malabry
Du 3 juillet au 1er août, jeudi au dimanche à 15h. À partir de 12 ans. 3h environ (avec entracte)
Au Théâtre du Peuple à Bussang (Vosges)
Réservations : 03 29 61 50 48 et site www.theatredupeuple.com