9 Juillet 2021
Quand populaire rime avec légendaire et amateur avec civilisateur, le théâtre se fait aventure pionnière dans le merveilleux décor naturel de la montagne vosgienne. Il faut aller à Bussang pour se plonger dans une aventure vieille de plus de cent vingt ans…
À Bussang, un merveilleux théâtre de bois tout droit sorti de l’imaginaire d’un conte populaire semble enclos dans la forêt vosgienne, faite du même bois. Ce trait d’union avec la nature est aussi celui qui unit une population autour d’un projet unique en son genre : créer, chaque année, un spectacle qui rassemble amateurs et professionnels pour réaliser un théâtre pour tous et avec tous. Car à Bussang, chacun met la main à la pâte. Si toute l’année, une équipe de huit permanents fait tourner le théâtre, ils sont entre cinquante et quatre-vingts l’été, équipe de création comprise, dont une dizaine de bénévoles par représentation.
Une atmosphère particulière
C’est le milieu de l’après-midi ou presque. Certains, nombreux parmi les spectateurs, sont venus en voisins. En attendant l’entrée dans la salle, on échange des nouvelles de la famille ou des amis, on plaisante, on rit, on parle des spectacles des années précédentes. On est entre soi, l’accent est là pour le dire. Des tables ont été disposées dans le pré alentour. Nous sommes en plein cœur des Vosges, à l’endroit où se situait l’ancienne frontière, du temps de l’occupation allemande de l’Alsace. Un village d’un millier habitants qui en comptait le triple au début du siècle dernier. Le monument aux morts, près de l’ancienne gare devenue office du tourisme, avec sa bonne centaine de morts de la guerre de 1914-1918 recensée, atteste de la saignée que représenta, ici comme dans nombre de campagnes de France, la Première Guerre mondiale. Le restaurant qui accueillait les projections de cinéma itinérant n’est plus qu’une inscription à demi-effacée sur un établissement fermé. C’est pourtant dans ce village qui semble assoupi que se dresse ce théâtre de huit cents places, qui fait le plein quand il ouvre ses portes.
Le Théâtre du Peuple vous accueille…
L’ambiance bon enfant est de mise. L’équipe de direction est à la buvette, les bénévoles à l’accueil, au contrôle des billets, etc. Quant au lieu, il est unique. Un édifice dont l’architecture boisée se fond dans son écrin de verdure. Un bijou d’architecture classé monument historique et, de ce fait, protégé et régulièrement entretenu. Lorsqu’on visite les coulisses, on voit encore l’emplacement sous la scène où s'asseyait le souffleur et l’arrière du cadre de scène porte la trace de l’agrandissement du théâtre et des élévations successives des cintres. Car cette histoire plus que centenaire débute sur un tréteau auquel s’ajoutent progressivement une toile de tente avant la construction en bois de tribunes pour accueillir le public et un édifice fermé. À l’intérieur, le bois est partout. Les parois du théâtre sont en bois brut, des bancs de bois sont disposés pour accueillir les spectateurs. On y place un coussin recouvert – proximité oblige – de toile de Gérardmer. Tout sent la chaleur et l’authenticité, sans chichi, sans fioriture, dans ce chalet de très grand format dont le cadre de scène est surmonté d’une croix de Lorraine. Mais point de système de chauffage ou de climatisation, et pas d’isolation thermique. L’hiver, ce sont d’autres lieux qui sont investis dans la région environnante, que ce soit au travers d’animations en milieu scolaire ou pour des spectacles plus modestes en nombre de participants.
Une histoire plus que centenaire
C’est, dit le dicton populaire, dans les vieux chaudrons qu’on fait la meilleure soupe. Ici, point de cuisine, mais une tradition qui remonte à 1895. Cette année-là, Maurice Pottecher, le fils d’une famille d’industriels vosgiens exploitant une fabrique d’étrilles et de couverts, abandonne un projet de carrière parisienne en tant qu’homme de lettres et revient au pays pour fonder un théâtre « par l’art, pour l’humanité » comme le mentionnent les inscriptions placées à cour et à jardin sur le fronton du cadre de scène. Le projet est ambitieux : inventer un théâtre, loin de Paris dans le double dessein de renouveler l’art du théâtre et de lier intimement sa création à ceux à qui elle est destinée. Mêler la distraction à une préoccupation d’éducation populaire et créer du lien en impliquant les ouvriers de la fabrique familiale dans la création proprement dite. Maurice Pottecher commence par Molière, qu’il adapte en patois vosgien, et écrit des pièces – une nouvelle chaque année – directement inspirées du terroir. Il puise dans le folklore et le fonds légendaire de la région, mais s’inspire aussi de la situation locale. Ainsi, alors que le village compte trente bistrots et que l’alcoolisme touche la population, il écrit le Diable marchand de goutte pour stigmatiser sur le mode comique les méfaits de l’alcool.
L’esprit du temps
Ces préoccupations sociales s’inscrivent dans des considérations utopiques qui se développent dès le XVIIIe siècle, tel le projet de la Saline royale d’Arc-et-Senans (Doubs) de Claude-Nicolas Ledoux. Celui-ci imagine, à côté des édifices fonctionnels liés à l’activité de la Saline et de l’hébergement des ouvriers, toutes sortes de bâtiments destinés à la vie sociale : église, marché couvert, bains publics, lieux de soins, maison de gymnastique, aire de canotage, mais aussi écoles, université, maison d’éducation et temple de la Paix – sans oublier la maison de tolérance ! Le romantisme développe l’idée de peuple dans laquelle s’ancrera le premier socialisme, en y attachant la recherche des traditions populaires – Nerval, par exemple, collectera des chansons populaires du Valois. Les considérations sociales font florès. Fourier, au XIXe siècle, imagine le modèle du phalanstère dans lequel Jean-Baptiste Godin, fils d’un artisan serrurier, puisera pour fonder son entreprise de poêles en fonte de fer. À Guise, où il installe son activité, il édifie, à partir de 1857, à côté de son usine, un Palais social destiné à accueillir mille cinq cents ouvriers et leurs familles. Dans ce Familistère qui comptera près de neuf cents résidents en 1870, l’école et un Théâtre trouvent leur place. Le Théâtre du Peuple de Maurice Pottecher est l’héritier de ces courants de pensée socialisants qui traversent la société du dix-neuvième siècle.
Une formule originale
Maurice Pottecher ne se contente pas de mettre à disposition un outil diffusant de la culture à l’usage des masses. Il crée un théâtre pour les habitants et avec eux, en les faisant participer à la création. L’initiation au théâtre et à la culture, loin d’une ambition seulement intellectuelle, devient une pratique, où l’on apprend en faisant, où la relation se fait concrètement. Madame Pottecher, née Camille de Saint-Maurice, comédienne-vedette à Paris d’un théâtre symboliste alors en vogue, se charge de former ces acteurs d’occasion du théâtre « éveilleur de conscience » de son époux. Actrice à la diction « ample, colorée, variée » selon ses contemporains, elle forme les acteurs d’occasion de Bussang. Avec une exigence de qualité toujours présente aujourd’hui. Si une part de professionnels s’est progressivement mêlée aux amateurs, ceux-ci représentent, encore aujourd’hui, au moins les deux tiers des acteurs en scène dans chaque spectacle et la revendication de qualité demeure. Côté programmation, le recours au strict répertoire créé par Maurice Pottecher, perpétué après la mort de l’auteur, a cédé la place au fil des années à un éventail plus diversifié qui va de Shakespeare à Gogol et de Molière à Brecht, avant de s’orienter vers des textes contemporains imaginés pour un groupe d’acteurs recrutés chaque année au cours d’auditions.
Deux grands spectacles au programme de la cuvée 2021
Cette année, compte tenu des incertitudes liées aux mesures évolutives prises contre la pandémie, des représentations prévues l’après-midi seulement se sont substituées aux représentations de l’après-midi et du soir. Les deux grosses créations prévues pour 2021 se dérouleront donc, pour la première – Peer Gynt, d’Henrik Ibsen, mis en scène par Anne-Laure Liégeois – du 3 juillet au 1er août (voir l’article dédié au spectacle en suivant le lien http://www.arts-chipels.fr/2021/07/peer-gynt.le-long-fleuve-mouvemente-et-poetique-d-un-insurge-contre-les-turpitudes-de-la-societe.html) ; pour la seconde, Leurs enfants après eux, d’après Nicolas Mathieu, mis en scène par Simon Delétang, l’actuel directeur du Théâtre du Peuple, du 12 août au 4 septembre. Adaptation d’une pièce-fleuve d’Ibsen – la version complète dépasserait les six heures – Peer Gynt nous entraîne, entre féerie et farce, humour caustique et rêverie poétique, d’une noce villageoise norvégienne à un voyage au Maroc ou en Égypte. Bals et festins, naufrages et brumes, assemblée de financiers repus et asile de fous marquent le passage du temps qui séparent la jeunesse de Peer Gynt de sa vieillesse et de sa mort. Quant au texte du vosgien Nicolas Mathieu (Prix Goncourt 2018), interprété par les élèves comédiens de l’École nationale supérieure des arts et techniques du Théâtre (ENSATT) dont Simon Delétang est le parrain, il met en scène quatre étés de la vie d’un adolescent, entre quatorze et dix-huit ans. Roman d’apprentissage d’un lyrisme soutenu, dédié à tous les laissés pour compte de la société, il se situe dans l’une de ces grandes vallées sidérurgiques de l’Est de la France à une époque qui va marquer les derniers jours de la classe ouvrière.
Une activité placée sous le signe de la rencontre
Sera aussi présenté du 24 juillet 21 au 4 septembre, à 12 heures durant les week-ends, un texte de Stig Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassasier. Cette petite forme de quarante minutes reprend un événement créé la saison passée à la fin de l’été : un oratorio électro-rock né de la rencontre de Simon Delétang avec le groupe Fergessen (Michaëla Chariau et David Mignonneau), dense et poignant, le cri d’alarme d’un homme pris dans les angoisses de la vie qui se demande comment parvenir à rester soi-même face aux contraintes que nous impose la société – un concert acoustique du groupe Fergessen clora aussi la saison d’été le 5 septembre. Cette démarche de rencontre, Simon Delétang l’a initiée quatre années durant avec Lenz de Büchner, dans lequel l’auteur raconte, en y ajoutant ses propres considérations sur l’art et une forme de mysticisme, l’histoire du poète devenu fou qui fut l’ami de Goethe et arriva après plusieurs mois d’errance dans un petit village alsacien des Vosges. Simon Delétang s’était pour l’occasion mué en marcheur, invitant les habitants à marcher avec lui. À la fin de chaque étape d’une trentaine de kilomètres, dans toutes sortes de lieux, la pièce de Büchner était présentée. Enfin, avec Faits d’hiver, cinq auteurs, avaient été sollicités pour écrire un court texte s’inspirant d’histoires locales, de légendes ou de faits divers. Ces textes, mis en scène par cinq metteur.euse.s en scène dans un lieu où le spectateur circulait de pièce en pièce et joués par plusieurs comédiens, constituait chaque fois une surprise. Le spectateur, pris en charge au Théâtre du Peuple, était guidé jusqu’au lieu de représentation tenu secret. Une manière de revivifier le principe de la veillée.
On croyait le théâtre populaire rangé aux oubliettes de l’histoire tant le théâtre semblait l’avoir oublié depuis quelques décennies. À Bussang cependant souffle encore ce vent vivifiant qui passe entre les planches parfois disjointes du lieu. C’est un moment rare et précieux pour le public comme pour ceux qui participent à l’aventure…
Au Théâtre du Peuple à Bussang (Vosges)
Réservations : 03 29 61 50 48 et site www.theatredupeuple.com
Peer Gynt d’après Henrik Ibsen S Adaptation libre d’après la traduction de Maurice Prozor et Pierre Georget La Chesnais
Du 3 juillet au 1er août, jeudi au dimanche à 15h. À partir de 12 ans. 3h environ (avec entracte)
S Mise en scène Anne-Laure Liégeois S Lumière Guillaume Tesson S Scénographie Anne-Laure Liégeois et Aurélie Thomas S Costumes Séverine Thiébault S Assistante mise en scène Sanae Assif S Avec Sanae Assif, Arthur Berthault*, Rébecca Bolidum*, Thierry Ducarme*, Martial Durin*, Olivier Dutilloy, Ulysse Dutilloy-Liégeois*, Clémentine Duvernay*, Juliette Fribourg*, Marc Jeancourt, Sébastien Kheroufi*, Michel Lemaître*, Matteo Renouf*, Chloé Thériot* (Helga, une troll, Mademoiselle Ballon-financière, une pensionnaire de l’asile), Laure Wolf, Edwina Zajdermann* S * = membres de la troupe des comédiennes et comédiens amateurs du Théâtre du Peuple S Production Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher S Coproduction Le Festin – compagnie Anne-Laure Liégeois S Résidences : Théâtre de la Cité internationale, Odéon - Théâtre de l'Europe, L’Azimut - Antony/Châtenay-Malabry
Leurs enfants après eux d’après Nicolas Mathieu. Du 12 août au 4 septembre, jeudi au dimanche à 15h. À partir de 13 ans. 2h environ
S Mise en scène Simon Delétang S Avec la 80e promotion de l’École nationale supérieure des arts et techniques du Théâtre (ENSATT) : Vianney Arcel, Robin Azéma, Agathe Barat, Josuha Caron, François Charron, Héloïse Cholley, Ariane Courbet, Antoine De Toffoli, Claire-Lyse Larsonneur, Lise Lomi, Elsie Mencaraglia, Marin Moreau, Kaïnana Ramadani S Scénographie Adèle Collé et Manon Terranova S Lumière Lou Morel et Alexandre Schreiber S Son Rozenn Lièvre S Costumes Françoise Léger et Irène Jolivard S Production Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher. En partenariat avec L’École nationale supérieure des arts et techniques du Théâtre (ENSATT). Décor construit dans les ateliers de l’ENSATT. Le texte est édité aux éditions Actes Sud. Création le 25 juin 2021 à l’École nationale supérieure des arts et techniques du Théâtre (ENSATT) dans le cadre de la programmation des Nuits de Fourvière à Lyon.
Notre besoin de consolation est impossible à rassasier de Stig Dagerman. Traduction Philippe Bouquet. Du 24 juillet au 4 septembre, les week-ends à 12h. À partir de 10 ans. 40 minutes environ
S Conception et interprétation Simon Delétang S Création musicale et interprétation Fergessen (Michaëla Chariau et David Mignonneau) S Production Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher. Le texte est édité́ aux éditions Actes Sud. S Création le 29 août 2020 au Théâtre du Peuple – Maurice Pottecher.
Smells Like Fergesssen -Fergessen (Michaëla Chariau et David Mignonneau). 5 septembre à 15h. Tous publics, durée 2h.
S Avec Michaëla Chariau, David Mignonneau S Production Fergessen