13 Juillet 2021
L’actualité comme la fiction se sont maintes fois emparées du thème de la radicalisation qui conduit au terrorisme. Ce film, en se focalisant sur la manière dont les proches perçoivent le changement de celui qu’ils aiment et réagissent, en propose une vision placée dans la sphère de l’intime, qui fait question.
Elle est turque et fait des études de médecine. Il est libanais, étudiant lui aussi, et son rêve, contré par sa famille, serait d’être pilote d’avion. Ils résident en Allemagne. Asli, la jeune fille, est ottomane, Saeed, le jeune homme, est arabe. De quoi constituer une barrière infranchissable bien que tous deux soient musulmans car si la famille de Saeed est libérale et occidentalisée, ce n’est pas le cas de la mère d’Asli… Aussi, quand ils se mettent en ménage, Asli, malgré ses allures de jeune fille moderne et indépendante, ne parvient pas à en informer sa mère, à la grande irritation de Saeed. Peu à peu l’attitude du jeune homme se transforme. Le gai amateur de fêtes et de soirées se détourne de l’alcool. Il vilipende l’un de ses amis qui ouvre une auberge. Sur ses activités, il devient silencieux, secret. À petites touches, on devine qu’il est en train de se radicaliser…
Une histoire qui en rappelle d’autres
Lorsqu’il part au Yémen sans crier gare et sans lui fournir de raison, Saeed fait jurer le secret à Asli. Il l’envoie dans sa famille en promettant de la rejoindre. Dans le milieu aisé de la bourgeoisie libanaise où elle arrive, Asli découvre une famille chaleureuse et haute en couleurs. Mais les nouvelles que Saeed envoie sont courtes et banales, ce qui provoque l’inquiétude. Comprenant que ce qui se passe est grave, Asli repart en Allemagne et rompt avec Saeed. Un jour cependant, il débarque, hâve et angoissé. Leur relation reprend, mais toujours de petits événements suscitent l’inquiétude d’Asli et la mettent en alerte. Jusqu’à ce qu’il lui annonce qu’il part aux États-Unis passer son brevet de pilote. Lorsqu’elle le retrouve pour un séjour doré et enchanteur, ce n’est que le bouquet final avant l'apocalypse. Le 9 septembre 2011, deux avions sont détournés et s’écrasent sur les Twin Towers à New York…
Une fiction inspirée de faits réels
Anne Zohra Berrached se penche à travers cette fiction sur les réactions intimes de nombre de familles immigrées aujourd’hui et sur l’éventail des conséquences possibles du déracinement. Elle évoque les difficultés de l’intégration dans une société dont les codes et le mode de vie s’écartent de l’héritage culturel qu’on a reçu, la difficulté d’être autre, différent et cependant semblable, le souci de s’intégrer tout en préservant une part de ses origines, le communautarisme qui guette à la porte. D’origine arabe elle-même, la réalisatrice puise dans un imaginaire issu de sa propre histoire, qu’elle combine avec un travail de documentation effectué sur les terroristes et leur femme. De ces soubassements, elle tire, avec Stefanie Misrahi, la scénariste, une histoire d’amour fou confronté à la violence du temps, de familles brisées par les méfaits d’une idéologie délétère et explore l’énigme que représente, pour les proches, la radicalisation et les destructions qu’elle engendre dans les relations d’amour filial et familial.
La peinture de deux communautés
Le film oppose deux visions du déracinement à travers deux familles. D’un côté on trouve l’attitude, rigoriste, de respect de la tradition importée en Allemagne par la famille turque d’Asli. Elle est d’autant plus éprouvante pour Asli qu’elle est une fille. Le devoir d’obéissance et les préceptes familiaux font mauvais ménage avec la société joyeusement permissive du monde estudiantin allemand. D’où une forme d’écartèlement de la jeune fille, qui sait qu’elle ne pourra se libérer du carcan imposé par sa mère qu’au prix d’une révolte ouverte et d’une rupture avec sa famille. De l’autre, la famille libanaise de Saeed pourrait laisser supposer un développement sans heurt du jeune homme au sein d’une société européenne qui est déjà, d’une certaine manière, la sienne. Mais les pressions sont autres, moins visibles mais néanmoins présentes. Aux femmes turques en noir renvoient les costumes colorés et les vêtements à l’occidentale des femmes libanaises. À la gêne financière d’une famille répond la largesse insouciante de l’autre. S’ébauchent ainsi des portraits qui renvoient à une réalité sociale mais rendent plus hermétiques encore les raisons du passage à la radicalisation.
Une vision de l’intérieur
Ce qui reste nous approche au plus près de la vision intérieure d’Asli. Le film ne choisit pas de nous éclairer sur les raisons qui transforment un jeune homme « ordinaire » et heureux en terroriste. Il adopte le point de vue de la jeune fille. Il montre comment, de silences en doutes, ce qu’elle perçoit devient une certitude sans qu’elle en ait jamais la preuve tangible. Et même lorsqu’il revient, quand elle voudrait croire que le cauchemar est fini, le soupçon demeure et mine leur relation. La caméra la suit de près, filmant le plus souvent les deux jeunes gens en gros plan, voire en plan très rapproché, captant un regard, une hésitation, une gêne passagère, une opinion inexprimée qui traverse un regard, une moue, un silence, un pincement de lèvres. Pour Asli et Saeed, qu'elle voulait authentiques, Anne Zohra Berrached cherchait des acteurs capables d’intérioriser le conflit qui se joue à l’intérieur des personnages. Si l'actrice allemande Canan Kir est l'incarnation parfaite d'Asli pour « le drame existentiel [qui] se lit dans son regard », c’est au Liban qu’elle trouvera Roger Azar, Saeed, pour un travail qui mêlera improvisation et script préalablement écrit.
L’amour fou avec un terroriste
Le film pose avec acuité la question de l’amour face à la radicalisation. Même passé de l’autre côté, fanatisé au point d’accomplir un acte terroriste, Saeed reste l’amoureux d’Asli. Au moment ultime et face à la fin dernière, il ne s’affranchit pas de cet amour. Et Asli fait de même. Entre répulsion et attraction passionnée, horreur et acceptation muette – ou à tout le moins sympathie dans le sens de souffrance partagée – la frontière est étroite. Savons-nous comment nous réagirions si nous étions plongés dans une telle situation ? Le film ne tranche pas. Il montre bien l’aveuglement, volontaire sans l’être, de la jeune fille. S’il décrit son opposition et son désaccord, il montre qu’adopter une attitude de refus n’est pas si simple lorsqu’on aime. Et qu’aller plus loin en dénonçant l’aimé aux autorités l’est encore moins… Loin des certitudes absolues et bien-pensantes, la fin pose le dilemme de cette contradiction insoluble entre amour et conscience. Elle laisse planer dans son sillage un certain sentiment de malaise...
Ce qui reste – Allemagne/France - 2021 - 119 min - 2,39:1 - Allemand, anglais, arabe, turc
S Réalisatrice et coscénariste Anne Zohra Berrached S Scénariste Stefanie Misrahi
S Avec Canan Kir (Asli), Roger Azar (Saeed), Özay Fecht (la mère d’Asli), Jana Julia Roth (Jacqui), Nicolas Chaoui (Fares), Darina Al Joundi (la mère de Saeed), Ceci Chuh (Julia) S Chef opérateur Christopher Aoun S Monteur Denys Darahan S Compositeurs Evgueni Galperine, Sacha Galperine S Directrice artistique Janina Schimmelbauer S Costumière Melina Scappatura S Maquillage Nica Faas, Vanessa Schneider S Montage sonore Gregor Bonse (BVFT) S Conception sonore Niklas Kammertöns (BVFT), Marc Fragstein S Son Sylvain Rémy, Uve Haussig S Casting Susanne Ritter S Casting Liban Abla Khoury S © 2021 Razor Film, Haut et Court, Zero One Film, NDR, ARTE France Cinéma
Au cinéma le 11 août 2021