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Arts-chipels.fr

Vu d’ici. L’amour de deux frères passé au filtre de la maladie mentale

Vu d’ici. L’amour de deux frères passé au filtre de la maladie mentale

Ce spectacle attachant pénètre dans le cerveau des personnages pour livrer une vision multiple de la schizophrénie où attitude sociale et paysage mental se mêlent et se recoupent. Il crée un univers sonore en même temps que scénique dont l’humour, en dépit du caractère tragique de la situation, n’est pas absent.

Un décor de studio – coin cuisine et salon tout à la fois – encombré d’objets. Du linge sèche sur un radiateur, des mugs traînent sur la table du salon, tout indique une forme de laisser-aller. Un homme est installé sur le canapé. Il montre une certaine nervosité. Il attend. Celui qu’il attend est son frère. Quand celui-ci arrive, la gêne est palpable. Il remarque la vaisselle sale. Il a ôté ses chaussures pour entrer. Ce n’était pas la peine, lui rétorque l’autre. « Ah ! bon, je croyais », indique-t-il, montrant que quelque chose ne va pas. Il a apporté un objet dans un carton. On y découvre une tête équipée de micros en stéréo. On comprend peu à peu que l’un des deux frères est malade – il est schizophrène – et qu’ils ont décidé de créer, ensemble, un objet sonore qui sera comme l’expression de leur vie et de leur relation. Une manière de surmonter les écarts qui se sont creusés et de reprendre le pouvoir sur leur vie.

© Romain Tiriakian

© Romain Tiriakian

Une histoire qui se raconte par bribes

Équipé de casques, le public est invité à le coiffer au moment qui lui convient. Il y découvrira un parcours sonore qui reflète à la fois ce qu’on entend sur scène et d’autres voix, bruits, sons et musiques. Ce qu’on entend, c’est d’abord ce que les deux frères tentent de fabriquer, ensemble. Ils se remémorent leur enfance, à Concarneau puis à Rennes, et le dérapage progressif de l’aîné, Frédérick, diagnostiqué psychotique, le glissement qui conduit à une hospitalisation sous contrainte. Ils tentent, à travers les enregistrements qu’ils sont en train de faire, de tisser le fil de l’histoire. La tête équipée de micros que Stéphane, le frère puîné, a apportée et autour de laquelle il tourne ressemble étrangement à celle de Frédérick, son frère malade. Il la caresse et lui parle comme si elle était l’objet avec lequel il dialogue. Dans le casque que nous portons sur les oreilles, la mer, le vent et la pluie se mêlent aux échos médiatisés de la conversation entre les deux personnages.

© Romain Tiriakian

© Romain Tiriakian

La fratrie, un espace privilégié

Ce qui émerge progressivement, c’est la relation étroite entre les deux frères, leur complicité très forte au point de calquer leur vie l’une sur l’autre. Ils évoquent les jours heureux de leur jeunesse, leur insouciance estivale sur des airs de disco et la difficulté qui surgit avec l’apparition de la maladie. « Tu nous as volé notre mère », dit Stéphane à Frédérick. Il décrit la situation d’alerte permanente de la famille, le contrôle de soi nécessaire pour intégrer sans cesse qu’on est face à un malade, les accès de violence de celui-ci, qui vont conduire Stéphane à faire hospitaliser Frédérick. Il dit sa nécessité de faire sans lui pour se construire, pour aller bien, mais aussi son inquiétude de lui voir prendre son traitement régulièrement et la part de responsabilité qu’il se sent avoir. Au témoignage de celui qui est embarqué de force s’oppose la lente destruction d’une vie quotidienne « normale » pour l’autre. Pourtant ils s’aiment, ils continuent de s’aimer en dépit des crises de l’un, du fait qu’il appelle son frère plus de dix fois par jour, au travail comme à la maison et à n’importe quelle heure, et que celui-ci accourt à chaque nouvelle alerte…

© Romain Tiriakian

© Romain Tiriakian

Voix intérieures

Ce qui passe par les casques, au-delà de leur volonté de surmonter l’écart qui s’est instauré entre eux en créant un terrain sonore qui les rassemble, c’est ce que n’exprime pas la situation extérieure, policée par le comportement social, enfermée dans un certain contrôle de soi. C’est prendre la mesure de la manière dont leur relation fonction. À travers cette technologie que les deux frères explorent, on comprend peu à peu que cette bande-son, ce n’est pas seulement ce qu’ils ont décidé, ensemble, de créer pour retisser du lien, mais aussi la caisse de résonnance de leurs voix intérieures et en particulier celle de Frédérick. Son espace intime, traversé d’échos déformés de l’extérieur et peuplé des myriades de personnages qui hantent sa tête et la transforment en champ de bataille où s’affrontent tous ses démons. On se promène dans ses angoisses, dans les voix qu’il voudrait bien chasser mais qui reviennent et dont il ne parvient pas à se défaire. Mais en même temps, le spectateur y projette sa propre vision, choisissant d’écouter ce qui passe dans le casque ou de suivre ce qui se passe sur la scène.

© Romain Tiriakian

© Romain Tiriakian

Une évocation touchante de la schizophrénie

Le spectacle revient comme un leitmotiv, en réponse au « Tu peux m’appeler quand tu veux » de Stéphane, à l’antienne inquiète de Frédérick : « Tu me confierais tes enfants à garder. Je pourrais le faire. » Il évoque aussi de manière très aiguë l’univers de l’internement, l’enfermement blanc qu’il engendre pour les malades, un monde où les sons comme les situations sont passés au filtre de la neutralité et d’une forme de silence, annihilant la souffrance. Il parle de l’effet des médicaments, qui dressent une barrière qu’on voudrait bien supprimer. De la disparition de l’imprévu, qui fige, fossilise les contacts et la relation au monde. Il montre aussi la montée de la crise, avec toute sa violence. Les personnages tournent et retournent la relation passé-présent dans une interrogation interminable autour de la maladie et de son traitement. Le diagnostic est-il inscrit une fois pour toutes ou des évolutions sont-elles possibles ? Qu’y a-t-il, et y a-t-il quelque chose dans la poursuite du chemin ? À la médiatisation sonore s’ajoutent l’humour et le rire. Comme une mise à distance supplémentaire, une barrière contre le drame et une arme pour combattre l’inéluctable. L’évocation sensible y rejoint les préoccupations « antipsychiatriques » de Ronald David Laing, qui recherchait une autre manière de concevoir la maladie mentale.

Vu d’ici - Écriture, conception, mise en scène Alexis Armengol

S Interprétation Alexandre Le Nours (Stéphane) et Laurent Seron-Keller (Frédérick) S Régie générale et régie lumière Rémi Cassabé S Assistanat à la mise en scène Cindy Dalle S Création et régie son Quentin Dumay S Scénographie et construction Heidi Folliet S Construction décors Alexandre Hulak S Confection textile Eloïse Pons S Compositions musicales Romain Tiriakian S Chant et voix additionnelles Esther Armengol S Chant et arrangements musicaux Simon Veyre S Diffusion Jessica Régnier - Les 2 Bureaux S Administration Marie Lucet S Production Julie Blanchemanche S Assistant logistique Anthony Benito S Coproduction : Studio-Théâtre de Vitry (94) S Aide à la création et à l'équipement : Conseil départemental d'Indre-et-Loire S Accueil en résidence : Studio-Théâtre de Vitry (94), La Chartreuse - Centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon (30), Le Volapük, espace de résidence et de création artistique dédié aux écritures contemporaines – Tours (37) S Création. Avant premières les 24 et 25 juin 2021 à 18h au Studio-Théâtre de Vitry. 

Théâtre avec casque, à partir de 15 ans. 

Du 6 au 25 juillet 2021 (relâche le 12 et le 19 juillet) – 2h, navette comprise

La Manufacture – Château de Saint-Chamand, Avignon

Navette à partir de La Manufacture, 2 rue des écoles, Avignon à 15h45

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