25 Juin 2021
Marius von Mayenburg règle ses comptes avec la société de son époque qui est aussi la nôtre, sa culture et son histoire, dans un jeu de massacre réjouissant et déjanté mené à bride abattue. Un chaos créateur infiniment vivant.
Eva et Robert rentrent de vacances. Ils retrouvent leur appartement et, pour elle, ses plantes chéries que leurs amis ont arrosées. Elle se plaint de sa négligence à lui, des factures impayées laissées en plan, de l’électricité qu’elle voit coupée. Du courrier non ouvert, qui laisse en suspens la gestion du quotidien. Mais c’est leur faute, aussi, se défend-il, aux amis. Les amis, justement, Judith et Sebastian, débarquent. On échange des banalités – c’était comment, les vacances ? Mais où est le chat ? Et pourquoi y a-t-il- cette plante inconnue dans la cuisine dont nul ne sait d’où elle vient ni comment elle se nomme ? Très vite la situation dérape. Qui est l’intrus de l’histoire ? Judith et Sebastian ne sont-ils pas chez eux ? Quand donc Eva et Robert se décideront-ils à lever le camp ? Alors, dans l’attente, si on buvait un cocktail ? Judith est une catastrophe ambulante. Elle brise tout ce qu’elle touche. Elle veut nettoyer la casse, repousse les ordures sous le canapé au grand dam d’Eva. La situation se déglingue de plus en plus, les rôles s’inversent, la carapace de bonne éducation se fissure, les personnages se lâchent. Remontent à la surface les travers enfouis, les opinions non exprimées, tout ce que le vernis social a occulté, dans un grand déballage où rien n’est jamais certain, où l’envers vaut l’endroit, où les conventions se désagrègent dans un chaos loufoque en même temps que tragique.
Un théâtre de la comédie humaine qui flirte avec tous les genres
On se rapproche de la comédie policière avec un mystérieux paquet autour duquel les personnages tournent durant toute la pièce, avant, finalement, que son ouverture ne débouche sur l’improbable et le fantastique. On s’introduit sans aménité dans les méandres psychologiques tortueux de la vie conjugale et des récriminations mutuelles qui l’accompagnent. On emprunte – en les détournant – les voies de la comédie boulevardière qui fait ses choux gras des aventures extra-conjugales, même si elles prennent ici un tour particulier. On caresse en la raillant la « grande » Culture dont nous avons hérité. Nietzsche et Platon font la nique à Darwin qui le leur rend bien. Personne n’est épargné, le passé nazi de l’Allemagne encore moins. Dans ces personnages livrés à leurs médiocrités, à leurs contradictions, à leur dialogue impossible, il y a quelque chose des Monsieur et Madame Smith de la Cantatrice chauve, en plus sauvage, en plus cruel. Un non-sens féroce qui n’épargne rien ni personne. Marius von Mayenburg s’attaque avec fureur à son héritage et se pose en fils, indigne comme il se doit, du théâtre de l’absurde.
Un théâtre qui raconte le théâtre
Dans le chassé-croisé permanent que propose la pièce, « Je » ne cesse d’être « l’Autre » et « l’Autre » n’est que le reflet de « Je ». Des reflets critiques où les rôles s’inversent. Chaque personnage varie au gré de l’interprétation des acteurs qui l’incarnent tour à tour. Les comédiens endossent toutes les défroques, celle d’un enfant de cinq ans, d’une jeune fille au pair ou de leurs parents. Le théâtre est partout. Dans les didascalies en voix off qui nous racontent l’action et rendent manifeste la re-présentation tandis que les acteurs portent par leur jeu une lecture. Dans la référence au « quatrième mur » – cette conception du théâtre qui vise à dresser un mur invisible entre la scène et la salle – énoncée face au public pour en dénoncer l’inanité, le caractère fallacieux. Dans la perplexité – étymologiquement « enchevêtrement » – dans laquelle la pièce se construit, passant sans crier gare d’une situation à l’autre, d’une inversion à l’autre, sans pause ni indication d’un changement quelconque. À cette perplexité répond celle du spectateur. Le théâtre extrait des situations les plus banales et quotidiennes ce qu’elles ont de profondément perturbateur et perturbant. Il faut lâcher prise, ne plus rien maîtriser, se laisser emporter au travers de cet embrouillamini ordonné qui nous parle de la vie et dont la cocasserie n’est que critique acerbe. Au bout du bout, juste un petit clin d’œil à l’Illusion comique de Corneille et un salut amusé à Shakespeare pour boucler la boucle. Oui, la vie est un théâtre…
La présentation de cette pièce constitue l’aboutissement, très réussi, d’une résidence de la compagnie Voulez-vous au Pavillon Villette à Paris. Le festival d’Avignon off fait partie des projets de la compagnie. Nous espérons pouvoir accrocher bientôt des dates de représentations publiques à cette présentation…
Perplexe de Marius von Mayenburg, traduit par Hélène Mauler et René Zahnd (l’Arche éd.)
Compagnie Voulez-vous. Lecture dirigée par Charles Templon. Avec : Stéphane Aubry, Julien Cheminade, Élise Diamant, Peggy Martineau.
Le vendredi 23 juillet 2021 à 20h30 à Artephile - 7, rue Bourgneuf - Avignon