3 Octobre 2020
Au banquet de l’histoire, que fréquentent aussi Rosa Luxemburg et Else Lasker-Schüler, Thomas Mann, Hermann Hesse et Antonio Gramsci sont assis. On parle d’identité et de refus, d’engagement et d’art dans ce spectacle d’une beauté altière…
Une table d’une longueur inusitée occupe presque toute la scène. Sur elle, comme pour un colloque, des micros et des caméras. Des musiciens entrent. L’accordéon déchire le silence. Ses sonorités mélancoliques peuplent l’espace. Il sera rejoint par un violon qui pleure et crie, un piano dont les accords désaccordés disent la rupture et l’arrachement. Un peuple d’animaux tristes qui porteront le passé et les éclairs du ressouvenir accompagnés par des chansons qui charrient la mémoire de vies enfouies. A la table vont s’installer tour à tour le narrateur, figure de l’auteur, qui mène le jeu, les écrivains Thomas Mann et Herman Hesse et le philosophe et théoricien Antonio Gramsci tandis que passeront les silhouettes de la pasionaria militante assassinée Rosa Luxemburg et les éclairs visionnaires de la poétesse Else Lasker-Schüler.
Une mythologie personnelle
La table revient, comme dans Letter to a Friend in Gaza, le précédent spectacle d’Amos Gitaï présenté au Théâtre de la Ville où des textes évoquant le sort du peuple palestinien faisaient se côtoyer l’arabe et l’hébreu. Elle apparaît comme l’élément du vocabulaire personnel du metteur en scène qui convoque ses personnages. Elle est celle où s’écrit l’histoire, mais plus que la table des négociations, elle est celle où s’instaure le dialogue, où s’inscrit l’expression artistique. Là encore, chacun parle sa langue. Pipo Delbono prête sa voix italienne à Gramsci, Markus Gertken et Hans Peter Cloos la leur, allemande, respectivement à Thomas Mann et Hermann Hesse. Dépossédés de leur appartenance par l’emprisonnement ou l’exil, les personnages historiques conservent leur identité de cœur à travers leur langue. Les films projetés en arrière-fond renvoient aux films d’Amos Gitaï réalisateur. Kippour trace les sillons bourbeux de ses tanks, les voix d’Anna Schygulla et Jeanne Moreau renvoient à la filmographie d’Amos Gitaï, Lullaby to my Father et Terre Promise, la présence d’Else Lasker-Schüler à Berlin-Jérusalem et Gramsci à In the Name of the Duce.
Des destins croisés
Les exilés rassemblés par Amos Gitaï ont en commun l’arrachement au sol qui les a vu naître mais leur exil prend des formes différentes. Il y a, pour Thomas Mann et Hermann Hesse, ce refus de reconnaître comme expression de l’Allemagne l'instauration du nazisme. Mais là où Thomas Mann, après bien des tergiversations liées à la rupture possible avec son lectorat allemand, décide de s’insurger publiquement contre ce qu’il considère comme la négation d’une Allemagne cosmopolite et ouverte à toutes les cultures, Hermann Hesse, exilé de plus longue date en Suisse, plus préoccupé de spiritualité et de métaphysique, conserve un silence prudent et distancié. Pratiquant une forme de résistance, il continue de publier des comptes rendus de lecture à propos d’écrivains de toutes origines jusqu’au milieu de la décennie où il n’est plus publié dans la presse allemande. Quant à Thomas Mann, chassé de l’université, il est déchu de ses titres et de la nationalité allemande. Chez Gramsci, l’un des fondateurs du Parti communiste italien, l’exil prend la forme d’un emprisonnement loin des siens et avec pour seule visite celle de sa belle-sœur, Tatiana. Son horizon devient celui de ses prisons, à Rome, puis dans l’île d’Ustica, à Milan et Turi avant qu’on ne le place en liberté surveillée et qu’on le transfère, mourant, à Milan, dans un hôpital où il décède, victime de la tuberculose osseuse qui lui fait le dos déformé et la silhouette chétive, et de nombre d’autres affections non ou mal soignées.
Les femmes aussi…
Rosa Luxemburg, née Polonaise et sujette de l’empire russe, elle, s’exile en Suisse avant de prendre, grâce à un mariage blanc, la nationalité allemande. L’opposition à la guerre de cette militante internationaliste, figure de l’aile gauche de l’Internationale ouvrière, lui vaudra d’être exclue du Parti social-démocrate. Spartakiste, elle participe à la fondation du Parti communiste allemand avant d’être arrêtée à la suite des affrontements révolutionnaires de Berlin en 1919 et assassinée par des militaires. Quant à la déroutante Else Lasker-Schüler, la poétesse aux pantalons, aux châles d’Orient et aux bijoux de pacotille, fille d’une famille juive totalement assimilée et figure sulfureuse du Tout-Berlin intellectuel de l’entre-deux-guerres pour qui la frontière entre l’art et la vie est inexistante, sa soif d’absolu projetée dans le quotidien la conduira finalement en Palestine où elle refusera obstinément d’écrire en hébreu, revendiquant la langue allemande comme sa culture et son héritage.
Une partition musicale
Dans un schéma minimaliste – des acteurs statiques, des déplacements quasi inexistants, une alternance des voix, trouée de musique et de chants dont on ne comprend pas le contenu mais dont on perçoit la tonalité nostalgique – ces personnages dessinent au fil du spectacle une partition à plusieurs voix. Aux prises de position de principe de l’écrivain Thomas Mann dont l’opposition au nazisme se fait plus publique au fil du temps répond le romantisme lyrique et révolutionnaire de Rosa Luxemburg, à la tiédeur calme d’Hermann Hesse s’oppose l’attitude résolue de Gramsci qui refuse de réclamer sa grâce à Mussolini. Mais au-delà des prises de position, l’humain surgit. A l’Invitation au voyage de Baudelaire (« Mon enfant, ma sœur / Songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble… ») mise en musique en 1870 par Henri Duparc et chantée par Natalie Dessay font écho les bouleversantes difficultés d’être de Gramsci, implorant qu’on lui écrive, des lettres d’abord, puis seulement des cartes postales. La pièce se fait oratorio où les voix successives, dans leur diversité, livrent le discours poignant de l’arrachement et de la solitude. Et lorsque le spectacle s’achève par un discours tenu par Albert Camus à l’université d’Uppsala sur l’artiste et son temps, les fils tirés tout au long du spectacle se nouent entre eux pour former une toile serrée où l’art et l’histoire se trouvent intriqués. Pour l’écrivain, pas d’évasion possible pour l’artiste, « même si ça sent le hareng ». L’artiste ne peut se tenir à l’écart. Il est « embarqué ». Il doit parler pour ceux qui ne le peuvent. L’art est beauté et douleur, solitude et foule, refus et consentement et nul n’échappe à cette règle. Des échos qui résonnent en chacun de nous et qu’Amos Gitaï, homme de tous les exils par son histoire, nous fait toucher d’un doigt sensible.
Exils intérieurs. Mise en scène Amos Gitai
Textes : Thomas Mann, Rosa Luxemburg, Albert Camus, Antonio Gramsci, Else Lasker Schüler, Hermann Hesse
Avec : Natalie Dessay, Pippo Delbono, Jerome Kircher, Markus Gertken, Hans Peter Cloos & les musiciens Alexey Kochetkov (violon), Bruno Maurice (accordéon), Philippe Cassard (piano) ;
Voix de : Hannah Schygulla et Jeanne Moreau
Vidéo : Tsili avec des extraits de Kippour, Terre Promise, Lullaby to my Father et In the Name of the Duce. Lumière : Jean Kalman. Costumes : Emmanuelle Thomas. Assistante à la mise en scène : Talia de Vries
Du 1er au 5 octobre 2020
Théâtre de la Ville – Théâtre des Abbesses - 31 rue des Abbesses – 75018 Paris
Tél : 01 42 74 22 77. Site : www.theatredelaville-paris.com
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