9 Mars 2020
Le film nous plonge dans la double vie très « ordinaire » de trois prostituées là-bas, dans le Nord, du côté de la frontière. Une leçon de courage attachante qui montre et ne juge pas.
Dans la nuit pluvieuse, pataugeant dans la boue, trois femmes roulent péniblement un lourd paquet qu’on imagine être un corps. Elles le jettent dans un trou de chantier avant de le recouvrir fébrilement de boue. Flashback. De jour. On les retrouve dans la cité où elles habitent. Des barres d’immeubles hantées de jeunes qui traînent sans but et pour qui toute femme est forcément la proie désignée à qui l’on débite des insanités sur ce qu’on va lui faire. Elles sont trois. Elle se retrouvent chaque jour dans une même voiture pour passer la frontière. Elles vont se prostituer. Oh, pas sur un trottoir qu’elles arpenteraient dans l’attente du chaland mais dans un petit pavillon standard, qui ne se distingue pas de ses semblables, quelque part dans une banlieue sans identité. Un lupanar sans éclat, un bordel sans banquette de velours rouge ni éclairages intimistes. Un décor qui ressemble à la vie, terne et sans grâce, où chacune fait son boulot.
Trois femmes, trois histoires
Axelle a chassé son compagnon et le père de ses enfants de chez elle mais il ne cesse de revenir à la charge, utilisant toutes les armes, de la douceur au chantage – il ira même jusqu’au viol. Elle se débat dans les problèmes quotidiens pour faire vivre sa famille. Les enfants qui hurlent, sa mère qu’elle héberge et qui se traîne, les factures qui s’amoncellent, les difficultés pour mener à bien sa double vie de mère de famille et de prostituée. Dominique n'a plus vingt ans depuis longtemps. Elle est mariée mais le travail de son mari ne suffit pas à faire vivre sa famille. Ses deux enfants sont parvenus à l’âge de l’adolescence. Ils ont, la fille surtout, la violence de leur âge dans leur révolte contre l’autorité parentale. Les parents, ça sert à leur filer du fric et ça les emmerde parce que ça veut contrôler leur vie. Dominique, justement, voudrait les préserver, leur éviter de vivre la vie qui est la sienne, faire de sa fille une jeune fille comme les autres. Alors elle cache ce qu’elle fait et mène sa double vie, entre hostilité familiale et désert sexuel de son couple. Conso est une superbe plante colorée, nonchalante et pleine de gaieté, qui rêve du grand amour qui lui fera quitter le métier. En attendant elle se sniffe de temps en temps une petite ligne de coke pour prendre la vie comme elle vient.
La prostitution sans folklore
Point ici de mac racketteur ou de gros bras qui contraignent les filles à l’abattage. Au bordel, elles deviennent Athéna, Héra et Circé, sous la houlette d’une mère maquerelle tout ce qu’il y a d’ordinaire, ni outrageusement maquillée, ni totalement fripée. Une femme qui fait ses affaires et gère son cheptel de filles. Les clients, il y en a de toute sorte. Les vieux qui ne peuvent plus bander mais apprécient de petits plaisirs, ceux qui se vivent en chiens que l’on dresse, ceux qui viennent pour tirer un coup parce que leur femme ne les fait plus bander. Et aussi les violents, les pervers, les vicieux, les « malades ». En petite tenue dans le « salon » qui n’a plus rien d’un décor à la Toulouse-Lautrec, où la télé débite en permanence ses fadaises, elles passent le temps entre deux passes, se racontent leurs histoires, plaisantent sur les clients, rient, se bagarrent aussi. Mais lorsque les ennuis et le désespoir frappent à la porte, elles sont là, les unes pour les autres, solidaires.
Un scénario qui s’ancre dans le réel
Anne Paulicevich voulait écrire un film de femmes. Sur leur héroïsme. Sur les violences qui leur sont faites. Un article de presse racontant la vie de femmes qui partent se prostituer de l’autre côté de la frontière, là où les bordels sont légaux, lui fournit le point de départ. Pour trouver le ton juste, il fallait comprendre la réalité de l’intérieur, non en faisant l’expérience de la prostitution, mais en instaurant une relation de confiance avec les prostituées, en les écoutant et en pénétrant dans le bordel. Anne Paulicevich d’abord, Frédéric Fonteyne, le réalisateur, ensuite. Dans leur démarche, pas de voyeurisme mais au contraire le désir de témoigner de la vie qui palpite chez ces femmes qui se battent pour conserver leur dignité, pour faire vivre leur famille, et trouvent en elles la ressource de rire en dépit de la difficulté de leurs conditions d’existence.
Des accents de la vérité vraie
Le film ne se contente pas de montrer. Il s’inspire des attitudes des prostituées, reprend leurs expressions, leur manière de traduire la réalité qu’elles affrontent. Et elles ne sont pas différentes, au fond, des femmes qu’on croise dans les rues. Peut-être cependant un peu plus libres dans ce qu’elles expriment, moins oblitérées par les conventions sociales, plus nature, plus authentiques. C’est ce qui frappe le plus, et qui séduit dans le film. Il ne triche pas, même si ce qui est montré de la prostitution laisse de côté la face la plus noire, la plus sordide, les passes en série au fond d’un camion ou les dures lois du trottoir. Avant tout, il nous dit que ces femmes sont vivantes, qu’elles sont nos semblables et qu’elle se battent comme nous dans cette course à la survie qui forme le quotidien de la majorité de la population. Les trois actrices qui incarnent les prostituées, même si elles se présentent en dessous en dentelle ou en satin avec des fleurs dans les cheveux, ont le visage de toutes les femmes. En dépeignant les prostituées au plus près possible de leur réel de femmes, sans archétype ni poncif, avec leurs manières de s’exprimer, leur langage propre, le film en retire une puissance et une vérité qui est la vie même.
Filles de joie. Un film de Frédéric Fonteyne et Anne Paulicevich
AU CINEMA LE 18 MARS 2020
Scénario : Anne Paulicevich
Réalisation : Frédéric Fonteyne
Direction artistique : Anne Paulicevich
Avec : Sara Forestier (Axelle), Noémie Lvovsky (Dominique), Annabelle Lengronne (Conso), Nicolas Cazalé (Yann, l’ex d’Axelle), Jonas Bloquet (Jean-Fi), Sergi Lopez (Boris)
Image Juliette Van Dormael – SBC. Son Xavier Griette, Marc Bastien, Thomas Gauder. Musique originale Vincent Cahay. Costumes Ann Lauwerys. Décors Eve Martin. Casting Aurélie Guichard, Christophe Hermans; Montage Chantal Hymans avec la participation de Damien Keyeux. Post-production Nathalie Delens, Nicolas Sacré
Direction de production Caroline Tambour. Production exécutive Gwennaëlle Libert. Production déléguée Jacques-Henri Bronckart. Versus production (Belgique). Co-production Olivier Bronckart, Yaël Fogiel, Laetitia Gonzalez et Nathalie Vallet (Les Films du Poisson - France), Antonino Lombardo (Prime Time - Belgique)