8 Décembre 2019
Le film de Karim Aïnouz rend un hommage plein de tendresse à ces femmes brésiliennes qui affrontent dans l’ombre avec courage et ténacité la dureté d’une existence sociale qui les outrage ou les nie.
Brésil années 1950. Dans la touffeur d’une journée d’été, au pied du grand Christ qui domine Rio de Janeiro, deux sœurs rêvent à l’ombre fraîche d’une végétation luxuriante. L’air est empli de cris d’oiseaux et l’on pourrait presque sentir les odeurs intenses qui montent de la végétation. Eurídice voudrait devenir pianiste, passer des concours, aller à l’étranger. Quant à Guida, elle cherche le grand amour, qui la sortira de sa vie sans histoire de fille de boulanger. Elles sont nécessaires l’une à l’autre comme l’air qu’elles respirent. Inséparables.
Des vies qui divergent
Mais voici qu’un beau jour Guida s’amourache d’un marin de passage. Il est jeune, beau, et sent bon l’ailleurs. Toute à sa passion, Guida quitte le domicile familial et le suit sans souci du lendemain. Elle l’épousera et le présentera à ses parents, qui l’accepteront, pense-t-elle. Elle écrit à sa sœur des lettres que ses parents lui cachent. Eurídice, abandonnée par sa fidèle complice, devient la proie désignée de tous les enjeux, celle sur laquelle ses parents plaquent tous leurs espoirs. Un beau mariage est arrangé, qu’elle ne peut refuser et Eurídice panique car il lui faut à tout prix éviter d’avoir un enfant pour poursuivre la carrière musicale qu’elle envisage. Alors elle glane tous ces trucs que les femmes se passent pour ne pas tomber enceinte, au grand dam de son mari.
Les voies tortueuses du mélodrame
Voilà-t-il pas que le beau marin se révèle un infâme salaud. Lorsque Guida se retrouve enceinte, il la chasse ignominieusement, insoucieux de son devenir et du devenir de l’enfant. Alors Guida retourne chez ses parents qui l’accueillent plus que fraîchement. Son père chasse la « traînée » qu’elle est devenue. Elle est morte pour lui, il ne veut plus la connaître et Guida se retrouve seule au monde avec son bébé sur les bras. De son côté, Eurídice qui poursuit opiniâtrement sa formation n’a pu se soustraire à l’insistance sexuelle de son mari. Elle tombe enceinte. Guida écrit à Eurídice mais celle-ci ne reçoit pas ses lettres. Elle lui raconte. Sa vie de tous les jours, son travail harassant, ses mains abîmées. De son côté Eurídice fait rechercher, sans succès, sa sœur par un détective privé. Le destin lui aussi se met de la partie. Au moment où Guida et Eurídice se trouvent toutes deux dans le même lieu, elles se croisent sans se rencontrer. Elles se manqueront une fois encore lorsque Guida partira pour l’Europe à la recherche de sa sœur au moment même où celle-ci, qui la croit morte, détruit ce qui les reliait et lui donnait une raison de résister, sa passion pour la musique.
Apologies féminines
Karim Aïnouz se glisse dans l’intimité des femmes, montre ce qu’on ne voit pas d’elles, ces petits comportements quotidiens qu’elles adoptent, ce qu’elles masquent derrière la façade sociale. Il passe derrière le miroir, aborde la question du sexe à travers leurs préoccupations, regarde la vie à travers leurs yeux. Il s’émeut de ces complicités qui les rassemblent, de leurs espoirs, des petits secrets qu’elles échangent pour résister, fût-ce de manière passive, aux diktats de la société et de la famille. Dans cette exploration du presque rien, dans cette manière d’être au monde qu’il prête aux femmes, le film est magnifique. La solidarité féminine vient tempérer la dureté du mélodrame et donne au film une grande chaleur réconfortante qui en fait le prix. Guida, la femme séduite et abandonnée, trouve auprès d’autres femmes l’aide nécessaire pour lui permettre de se remettre debout et d’avancer sans compromission sur la voie qu’elle s’est tracée. Les pauvres n’ont pas le temps de devenir fous. Quant à Eurídice, elle trouve la ressource de continuer à se battre pour être elle-même. Leurs histoires constituent des récits de courage et non d’abandon. Et si le sort s’acharne, la liberté demeure.
Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble
Il émane de ce film comme un parfum précieux, né de l’attachement perceptible de Karim Aïnouz au pays qui l’a vu naître. Une ambiance, chargée d’érotisme et de langueur, une proximité des corps, un rire qui persiste sur le bord des lèvres, même aux pires moments, une liberté de comportement, envers et contre tout. Le film s’en repaît, comme imprégné d’une substance unique saturée de couleurs. Si la violence faite aux femmes reste présente, la vie demeure une fête, une offrande magnifique dont il faut savoir profiter dans cette nature luxuriante où tout semble vouloir s’épanouir comme un cadeau inouï. Et, même si la fin peut apparaître superflue – le temps aurait pu s’arrêter aux rendez-vous manqués des deux sœurs sans aller jusqu’au presque terme de leur vie – on reste séduit par la tendresse, la vitalité et la force du plaidoyer pour les femmes qui émanent de ce film.
La Vie invisible d’Eurídice Gusmão
Réalisateur Karim Aïnouz
Scénario Murilo Hauser. Co-scénaristes Inés Bortagaray et Karim Aïnouz
D’après le roman de Marta Batalha
Image Hélène Louvart (AFC). Décors Rodrigo Martirena. Costumes Marina Franco. Musique Benedikt Schiefer. Maquillage Rosemary Paiva.
Assistant réalisateur Nina Kopko. Montage Heike Parplies (BFS). Montage son. Waldir Xavier. Ingénieure du son Laura Zimmerman. Mixeur Björn Wiese
Producteurs Rodrigo Teixeira, Michael Weber, Viola Fügen. Producteurs délégués Camilo Cavalcanti, Mariana Coelho, Viviane Mendonça, Cécile Tollu-Polonowski, André Novis. Producteur associé Michel Merkt
Avec : Carol Duarte (Eurídice), Julia Stockler (Guida), Gregório Duvivier (Antenor), Bárbara Santos (Filomena), Flávia Gusmão (Ana), Maria Manoella (Zelia), Antônio Fonseca (Manuel), Cristina Pereira (Cecilia), Gillray Coutinho (Afonso)
Avec l’apparition de Fernanda Montenegro
En salle le 11 décembre 2019