3 Juin 2018
L’exposition présentée par le musée d’Orsay est l’occasion d’une véritable découverte : celle de l’art des pays baltes du premier tiers du XXe siècle. Au-delà, elle allie le plaisir de la nouveauté à une grande émotion esthétique.
Le romantisme qui a secoué l’Europe au XIXe siècle n’a pas épargné la Baltique. La revendication qu’il emporte dans ses bagages de réappropriation du folklore et des traditions populaires comme expression d’une vérité authentique va de pair avec ce « printemps des peuples » dont les répercussions se font aussi sentir, quoiqu’un peu plus tard, dans ces trois petits pays de la Baltique que sont l’Estonie, la Lituanie et la Lettonie. Envahies et occupées tour à tour par les Allemands, les Polonais et les Russes, elles ont du mal, face à leurs puissants voisins, à s’imposer, à forger leur propre destin, d’autant que l’Histoire y met son grain de sel… Si en 1905 les velléités nationalistes sont écrasées, la chute de l’empire russe en 1918 ouvre à nouveau la voie au désir de liberté. C’est dans ce contexte revendicatif et insurrectionnel que se construit l’art pictural, entre romantisme symbolisme et tendances de l’art européen.
Entre revendication nationaliste et art moderne
Comme fréquemment en la matière, trouver une justification « originelle » à ce nationalisme, vécu comme une quête du droit à l’identité, passe par s’ancrer dans une tradition propre. Dans ce contexte insurrectionnel, un art nouveau se construit, qui puise son inspiration dans les grands mythes fondateurs comme dans les échos de la modernité qui apparaissent partout en Europe. Ainsi, ces artistes, formés pour la plupart à Saint-Pétersbourg, mais qui trouveront leurs marques tout aussi bien à Dresde ou à Leipzig qu’à Paris, en Norvège ou en Finlande, s’appuient aussi bien sur les aventures du géant Kalevipoeg dont l’épopée poétique composée entre 1857 et 1861 rappelle le Kalevala finlandais que sur les influences de Gauguin, Van Gogh et du cloisonnisme, les gravures d’Aubrey Beardsley, la peinture scandinave ou l’apport de Klimt et du Jugendstil.
La quête des origines
Les aventures légendaires de Kale et Linda et de leur fils alimentent toute une partie de la peinture au début du XXe siècle. Elles montrent le jeune héros qui s’oppose victorieusement aux envahisseurs avant de succomber. Mais les dieux, sensibles à son courage, le postent aux portes de l’Enfer pour empêcher le diable de sortir. Si l’appel au combat pour la défense de la liberté est assez transparente, si le Départ pour la guerre (Nikolai Triik, 1909) exalte sur un fond rouge sang un héros, l’épée dressée, qui se dessine en ombre chinoise, le traitement plastique que font les artistes de cette mythologie révèle une part de l’« âme ». Au-delà de l’exaltation portée par le récit, le rêve et la fantasmagorie s’invitent dans une série de figurations inquiétantes comme dans ce Paysage fantastique (vers 1910) d’Emilija Gruzīte où un monde entièrement minéral semble peuplé de figures de pierre dressées tels des veilleurs dans un monde silencieux, ou dans l’apocalyptique Nec Mergitur (« il ne sombre pas », 1904-1905) de Ferdynand Ruszczyc où une sorte de vaisseau fantôme aux teintes sanglantes résiste – quoiqu’avec difficulté – au flot de la mer démontée.
L’armée des ombres
Fantôme, le mot est lâché… Ils hantent toute une partie de la peinture. Ce sont les ombres animées et menaçantes des arbres dans la Douleur (1906) d’Antanas Žmuidzinavičius, dont les branches enserrent le personnage prostré qui se tient au centre, rougeoyant de chairs à vif, mais aussi la silhouette penchée sur le lit du moribond blafard dans Auprès du malade (Peet Aren, 1920). La Mort (Teodors Üders, 1914) marche sur l’eau quand elle ne veille pas, la faux à la main, près d’une femme et de son enfant. On retrouve l’atmosphère morbide qui baigne les tableaux de Munch, comme si, dans ce pays aux hivers interminables, la mort restait tapie dans les consciences, attendant l’occasion de s’emparer de sa victime. On pense aux légendes de l’Ankou, qui baignent les brumes bretonnes. Nous n’avons pas ici de fêtes paysannes, ni de folklore joyeux saluant la fin des moissons ou de célébrations de la vie paysanne, mais un univers finalement assez noir et grave. Même lorsque les couleurs éclatent en rouges et orangés sous l’incendie du soleil, elles disent une certaine dureté, bien éloignée de la joie de vivre.
Mon âme est un paysage choisi
Les portraits, qu’ils soient ornementés par le décor et saisis en habits traditionnels comme le Portrait de jeune Norvégienne de Konrad Mägi (1919) ou habillés de manière contemporaine comme le Portrait de Konrad Mägi (1908) par Nikolai Triik semblent respirer cette même gravité pensive empreinte d’une certaine tristesse. Exister n’a rien d’une partie de plaisir et les questions qui se posent sont existentielles. Mais la forme de mysticisme qui semble parfois s’en dégager n’emprunte pas seulement aux codes du christianisme. Ainsi, même lorsqu’il s’intéresse à la création du monde, Čiurlionis ne fait pas référence à la Bible mais à un monde déjà défini comme fantastique par l’artiste, croisant la Genèse avec l’antiquité égyptienne tout autant qu’avec Laplace, Kant, Camille Flammarion ou les théories scientifiques de l’évolution. La peinture se fait allégorie fluctuante et mystérieuse dans un univers aux contours indéfinis, mouvants et mobiles.
Mikalojus Konstantinas Čiurlionis, Sonate n°5 (Sonate de la mer), allegro (1908). Kaunas, musée national des Beaux-arts. DR
Ce qui frappe, au fil de l’exposition, c’est l’omniprésence de la nature, comme si les jeux de lumière, les nuages qui passent et se reflètent dans les eaux étales, la blancheur de la neige qui ensevelit l’histoire et répand son abstraction sur les paysages, le jeu des squelettes des arbres dénudés seulement peuplés de multitudes de nichoirs destinés à préserver la vie ou cette lumière argentée et laiteuse qui se répand sur les êtres et les choses constituaient une source inépuisable d’émerveillement. Là résonne cette petite musique. « La nature est un temple où de vivants piliers… » Spectacle inépuisable et énigmatique. Qu’ils soient instants fragiles volés à l’éphémère ou zones de couleur franches dessinant des paysages de science-fiction, ils invitent à les contempler, immobile et dans le silence. Là se trouve peut-être le point commun qui rassemble tous ces tableaux : une méditation solitaire, teintée de tristesse, qui donne de la gravité aux jours, une éternité au temps qui passe… et un véritable intérêt à l’exposition.
Âmes sauvages. Le symbolisme dans les pays baltes
10 avril – 15 juillet 2018. Tlj sauf mardi, 9h30-18h, jeudi jusqu’à 21h45.
Musée d’Orsay – 1, rue de la Légion d’honneur – Paris 75007
Tél. 01 40 49 48 14. Site : www.musee-orsay.fr