30 Mai 2018
Cette variation pour un homme seul sur l’Orange mécanique d’Anthony Burgess se concentre sur la première partie du roman. Elle s’arrête à l’enfermement du jeune délinquant du centre pénitentiaire. Musique et texte vont de pair dans cette noire évocation de la désespérance.
Il interpelle le public. Lui, Alex, l’adolescent provocateur de seize ans, le chef de bande qui vit chez ses parents une vie sans espoir dans une HLM terne où il écoute Ludwig Van à fond la caisse. Un parcours sans perspective face à un modèle parental qui tient de la politique de l’autruche, frileusement à l’abri dans le déni, dans l’aveuglement volontaire. Alors, avec ses copains, il boit, bouffe des substances illicites comme on dit, et use son temps à agresser des bourgeois, dans la rue ou à leur domicile. Jusqu’à ce qu’un jour, ses potes se vengent de l’emprise qu’il a sur eux et le laissent à la merci de la police. C’est l’internement carcéral, et tout un monde de vexations qui lui servent de cortège.
Métalangue, méta-codes
À cette para-société que s’inventent les jeunes, avec leurs codes d’ultra- violence et de baston, il fallait un langage propre, le nasdat. Burgess le crée en empruntant au village planétaire, qui s’infiltre à chaque pas dans cette société où culture et tradition ont cédé la place à un néant sans perspective, sans fin, sans fond. Si Orange mécanique viendrait d’une vieille expression cockney – « Il est bizarre comme un orange mécanique » – ou pourrait se rapporter au terme malais signifiant « humain » (orang), on voit se profiler des emprunts au russe, au vocabulaire manouche, à l’argot français. Alex et ses drougs, ces maltchiks malfaisants, sont bidonskés devant la crainte qu’ils inspirent. Non contents de relucher le monde de viochkas viesches qui les entoure, il leur faut du nouveau. Après avoir drinké, ils se creusent le rassoudok pour trouver le moyen de se faire chaud à la tripouille… Transgressifs, déconnectés du monde, ils s’isolent encore davantage par le langage, vidant le monde qui les entoure de ses codes pour en créer de nouveaux dans un effort désespéré pour survivre au milieu du néant.
Une performance d’acteur
Romaric Séguin, seul en scène, joue le narrateur qui raconte à la première personne son histoire. Il se démène sans se ménager, interpellant le public, le prenant à parti. Il incarne tous les personnages, les gros durs à la voix cassée, la mère au filet de voix haut perché, change de ton pour chacun, adapte son timbre de voix au masculin et au féminin, au respectable comme au voyou. Il se fait le grand ordonnateur de la conduite de l’histoire, manipulant à vue les commandes d’éclairage pour évoquer la porte d’une demeure à laquelle il frappe ou l’atmosphère du tribunal où il joue l’innocent entraîné par les autres à faire le mal, s’emparant d’un synthétiseur pour traduire, en même temps qu’il les énonce, les états d’âme du personnage, ses émotions. L'exercice est difficile et si quelques lenteurs semblent parfois s’inviter, elles ne sont rien en regard de la force saisissante, de la violence brute que déverse ce spectacle à travers la performance de l’acteur. Il fallait au moins ça, ce déplacement vers le singulier qui est la marque du roman et l’intensification que lui ajoute la musique, pour faire oublier les images impressionnantes du film de Kubrick.
L’ombre de Stanley Kubrick
Kubrick avait inventé une fin politiquement incorrecte en faisant renaître chez Alex, après son lavage de cerveau, le plaisir du mal, partie intégrante de la nature humaine. Marion Chobert oriente son spectacle vers la question de l’incarcération, solution facile et largement inefficace souvent adoptée pour gérer les problèmes sociaux. Dans ce monde du gouverner et punir, le système pénal ne vaut pas mieux que ceux sur lesquels il s’exerce. Les flics tabassent, les matons usent de leurs pleins pouvoirs, les détenus pratiquent la loi de la jungle. Dénonciation très hard, sans fioriture, de la situation de violence qu’engendre la société contemporaine et de la nécessité de la combattre, le spectacle met aussi l’accent sur le fait que cette violence même ne peut être un alibi pour renoncer au respect de la dignité humaine…
Monstre manifeste, variation sur l’Orange mécanique, texte et mise en scène de Marion Chobert.
Avec : Romaric Séguin
Musique : Michaël Sévrain
Scénographie : Charles Chauvet
Lumière : Romain de Lagarde
Maison des métallos – du 29 mai au 2 juin 2018 – 94, rue Jean-Pierre Timbaud – 75011 Paris