20 Novembre 2024
Les propositions, théâtrale de Jean-Yves Ruf et musicale de Julien Chauvin et du Concert de la Loge, offrent un moment de pur bonheur à cette pièce « joyeuse » plutôt dramatique dont le thème reste, encore aujourd’hui, un grand sujet de fascination.
L’histoire de Dom Juan n’a cessé de reparaître au fil du temps, au point que l’appellation de « don juan » s’est appliquée à tous les séducteurs de la planète. Mozart et son librettiste, Lorenzo Da Ponte, s’engouffrent dans ce thème, plus d’un siècle et demi après l’invention du personnage par Tirso de Molina auquel le librettiste fera quelques emprunts. Dans l’intervalle, Molière, Gluck, pour un ballet, et Goldoni s’en seront emparés. Byron, Balzac, Musset, Mérimée ou Pouchkine, pour n’en citer que quelques-uns, suivront au siècle suivant, sans compter la théorie des auteurs du XXe siècle qui exploreront les différentes facettes du personnage. Parce que dans le mythe « Dom Juan » se retrouvent des thèmes que chaque époque peut mettre en avant. Si dans ses débuts la punition divine du « méchant » au nom de la moralité, alliée à la présence du surnaturel, sont privilégiées, c’est la révolte et la volonté farouche de liberté, même au prix de sa vie, d'un héros tout en excès qui exalte la sensibilité romantique. Sa frénésie de séduction et l’endroit où elle prend sa source – dont une possible homosexualité refoulée – constitueront l’un des sujets d’intérêt de la période contemporaine.
Un Don Giovanni à la rencontre de notre époque
C’est à la lumière de notre perception d’aujourd’hui que Jean-Yves Ruf regarde Don Giovanni. Non pour lui infliger un traitement passé sous les fourches caudines du politiquement correct, qui viserait à censurer l’histoire, voire à la faire disparaître du patrimoine artistique, mais pour analyser la complexité du personnage et, plus généralement, d’autres personnages de la pièce. Ainsi de la jeune Zerlina, qui joue, avec son amoureux Masetto et Don Giovanni, un jeu qui n’est pas que d’innocence, ou de Donna Elvira qui l’a vraiment dans la peau, son chevalier infidèle, au point de s’aveugler jusqu’à la fin sur sa rédemption possible. Aucun des personnages n’est complètement sauvable. Donna Anna est une pasionaria de la vengeance, son fiancé, Don Ottavio, semble un personnage bien tiède, Masetto, quoiqu’un peu nounours manipulé par tous, n’est pas seulement le benêt qu’on croit, bref, ils sont très humains et Jean-Yves Ruf nous invite à nuancer nos points de vue. Les costumes seront à l’unisson. Modernes mais sans datation précise. Pardessus militaire pour le « chevalier » Don Giovanni, costumes chic pour les dames nobles, tenues plus relâchées pour les autres, mais choix de la blancheur et des teintes claires pour les p’tits jeunes, les « purs » qui se tireront de ce jeu dangereux, Zerlina et Masetto.
Don Giovanni et Leporello, couple infernal
Il a beaucoup été écrit sur la relation maître-valet qui lie Dom Juan / Don Giovanni et son serviteur et les interprétations des deux personnages ont varié selon les lectures que les différentes époques ont fait des personnages. Jean-Yves Ruf choisit, encore une fois, d’éviter la simplification. Si Leporello évolue dans le registre du cocasse, proche de la commedia dell’arte, avec son pantalon trop court et sa tenue débraillée, alternant obséquiosité mâtinée d’esprit de lucre et fascination qui le conduit à singer son maître, son attitude n’en comporte pas moins des éclats de révolte et de refus. Trouillard, veule, lâche, ce n’est cependant pas sans une certaine satisfaction qu’il énumère à Donna Elvira le nombre de conquêtes – réelles, présumées ou inventées ? – qu’il prête à son maître. De son côté, Don Giovanni n’est pas mieux loti. Ses tentatives de séduction, qui le mènent à l’agression sexuelle vis-à-vis de Donna Anna, ne sont que des ratages et, chaque fois qu’il est mis en cause, c’est Leporello qu’il pousse devant lui comme bouclier protecteur, lui à qui il demande d’endosser son paletot – et son personnage – pour échapper à ses poursuivants. Le héros romantisé a du plomb dans l’aile et c’est dans une demi-fuite, sur l’escalier qui descend de l’étage « noble » que dans un sursaut, il accepte, au nom de la « liberté », de prendre la main du Commandeur qui l’entraînera aux Enfers.
Donna Elvira, Donna Anna, Don Ottavio, Don Giovanni, Leporello, Masetto et Zerlina. Phot. © Simon Gosselin
Un espace scénique inédit
Jean-Yves Ruf et Julien Chauvin font le choix de ne pas mettre les musiciens dans la fosse d’orchestre mais sur la scène. Attitude éminemment significative de la place accordée à la musique dans le spectacle en la mettant sur le même plan que le jeu des interprètes chanteuses et chanteurs. Non seulement cette position de l’orchestre permet d’écouter l’œuvre autrement, comme la conjonction magique d’une composition musicale étonnante et d’une forme théâtrale qui en est indissociable, mais elle devient un élément du jeu scénique. Jean-Yves Ruf crée ainsi un double niveau en installant une passerelle qui traverse la scène de cour à jardin. Elle est, dans la première partie, l’espace privilégié de cette noblesse qui règne sur le commun des mortels. Elle est la demeure de Donna Anna où Don Giovanni essaie de la violer, dans un espace rendu fantasmatique par le rideau qui masque la scène à travers lequel la lutte entre la jeune fille et le séducteur se devine dans les ombres qui se dessinent derrière le rideau et prennent des proportions gigantesques. Elle est l’endroit où Donna Elvira s’oppose à Don Giovanni, où elle dénoncera à Donna Anna et à son fiancé la trahison du séducteur et le meurtre du Commandeur.
À l’étage inférieur, au parterre, l’orchestre, réparti sur la scène, laisse des passages entre les groupes d’instruments. C’est là que Leporello se retrouve sans son maître pour monologuer, là que les personnages se recherchent et se fuient, dans le labyrinthe créé par les chemins entre les musiciens et les sorties de scène possibles. Un niveau qui symbolise l’être, peut-être, contre le paraître. L’endroit où échouent ceux qui sont descendus de leur piédestal-passerelle surélevée par l’escalier à jardin qui ramène à l’orchestre. Le niveau de la scène est le théâtre de la liesse populaire. Là encore la référence à la commedia dell’arte vénitienne surgit, avec son cortège de masques dont s’affublent aussi les instrumentistes. Le bal donné par Don Giovanni pour arriver à ses fins avec Zerlina devient ainsi l’espace dans lequel la musique est partie prenante et symbolise le mélange qui intervient alors entre classes sociales, que Don Giovanni, par sa volonté de faire feu de tout bois, encourage.
Une interprétation orchestrale exemplaire
Ce qui ressort de cette mise en espace, c’est aussi une autre manière d’écouter Mozart. Du côté de l’orchestre, fondé par Julien Chauvin, adepte de la révolution baroque et de l’interprétation sur instruments anciens, le Concert de la Loge, qui pratique néanmoins un large répertoire s’étendant jusqu’au début du XXe siècle, défend une nouvelle pratique du concert, renouant avec la spontanéité et les usages de la fin du XVIIIe siècle qui mêlaient différents genres et artistes lors d’une même soirée, ou concevant des passerelles avec d’autres disciplines artistiques. Julien Chauvin, violoniste, avec la volonté de rendre aux instrumentistes une part d’autonomie et de responsabilité, dirige, comme cela a pu être l’usage avant le XIXe siècle, depuis un pupitre central, la formation orchestrale.
L’enthousiasme est perceptible dans la dynamique avec laquelle les musiciens s’emparent de la partition. Ce qui frappe, c'est l’impression d’entendre chaque instrument pousser sa voix propre, en accord avec ce que conte l’histoire, et la précision avec laquelle piani et forte se relaient pour marquer les oppositions, dans un discours très nuancé qui ne noie pas la musique dans une masse indistincte.
Une interprétation lyrique épatante
Du côté des artistes lyriques, c’est à l’Arcal, sous la direction de Catherine Kollen, qu’on doit leur sélection. L’Arcal, compagnie nationale de théâtre lyrique revendique une création lyrique connectée à la société et intervient aussi bien dans les opéras, les théâtres et les scènes nationales que sur l’ensemble du territoire, en zones urbaines et rurales, dans les cafés, halles, salles des fêtes, établissements scolaires de tous niveaux ainsi que dans les ehpad, centres d’hébergement, centres sociaux et prisons.
L’Arcad a retenu de 8 jeunes interprètes (âge moyen 30 ans) parmi les 480 qu’elle a auditionnés. Ce qui frappe dans leurs prestations, c’est non seulement la vie qu’ils insufflent à leurs personnages, mais surtout l’impression d’ensemble qu’ils produisent. Tous, dans leurs registres, sont intéressants. Mais dans cet opéra où Mozart multiplie duos, trios et ensembles chantés, où les voix se mêlent à l’unisson ou se chevauchent dans une architecture musicale complexe, ils et elles chantent en symbiose, sans qu’aucun d’eux ne prenne le pas sur l’autre, ne veuille s’imposer au détriment des autres. Et même si de petites différences de puissance sont sensibles, elles se fondent dans l’extraordinaire force expressive musicale et chantée qu’impose Mozart.
L’addition de tous ces éléments crée un beau moment de spectacle qui donne à la richesse de la création d’opéra mozartienne toute son amplitude. Le public ne s’y trompe pas, en faisant une véritable ovation aux interprètes…
Don Giovanni, dramma giocoso (Prague, 1787)
S Musique W.-A. Mozart S Livret Lorenzo Da Ponte S Direction musicale Julien Chauvin, Le Concert de la Loge S Mise en scène Jean-Yves Ruf S Scénographie Laure Pichat S Lumières Victor Egéa S Costumes Claudia Jenatsch S Distribution 8 solistes Timothée Varon (Don Giovanni gentilhomme, baryton), Margaux Poguet (Donna Elvira, jeune femme noble délaissée par Don Giovanni, soprano), Marianne Croux (Donna Anna, fille du Commandeur, soprano), Abel Zamora (Don Ottavio, fiancé de Donna Anna, ténor), Nathanaël Tavernier (Le Commandeur , noble, basse), Adrien Fournaison (Leporello , valet de Don Giovanni, basse), Michèle Bréant (Zerlina, jeune paysanne, soprano), Mathieu Gourlet (Masetto, fiancé de Zerlina, basse), 4 choristes Inès Lorans (soprano), Alexia Macbeth (mezzo-soprano), Corentin Backès (ténor), Samuel Guibal (baryton-basse) S Le Concert de la Loge, 36 musiciens – 6 violons 1 (Raphaël Aubry, Anne Camillo, Hélène Decoin, Saori Furukawa, Yuna Hwa Lee, Agnieszka Rychlik), 5 violons 2 (Marleke Bouche, Julie Hardelin, Laurence Martinaud, Murielle Pfister, Giovanna Thiebaut), 3 altos (Pierre-Eric Nimylowycz, Delphine Grumbert, Maria Mosconi), 3 violoncelles (Julien Barre, Anne-Charlotte Dupas, Annabelle Brey), 1 contrebasse (Michele Zeoli), 1 mandoline (Flavien Soyer), 2 flûtes (Tami Krausz, Benjamin Gaspon), 2 hautbois (Emma Black, Jon Olaberria), 2 clarinettes (Eduardo Raimondio Beltran, Ana Melo), 2 bassons (Javier Zafra, Mary Chalk), 2 cors (Félix Roth, Nina Daigremont), 2 trompettes (Jean Bollinger, Philippe Genestier), 3 trombones (Yvelise Girard, Nicolas Grassart, Clémentine Serpinet), timbales (David Joignaux), pianoforte(Mathieu Dupouy) S Regard chorégraphique Caroline Marcadé S Maquillages Elisa Provin S Diction italienne Barbara Nestola S Che.fe.s de chant Mathieu Dupouy, Guillaume Haldenwang, Flore Merlin, Félix Ramos S Traduction des surtitres Richard Neel S Collaboration artistique Julien Girardet S Production ARCAL - Compagnie nationale de théâtre lyrique et musical S Coproduction Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Opéra de Massy S Soutien Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France, Région Île-de-France, Ville de Paris, SPEDIDAM S Résidence Centre des Bords de Marne S La saison d’OpéraThéâtre 2024-2025 de l’Athénée bénéficie du soutien d’Aline Foriel-Destezet S Créé le 15 novembre 2024 au Théâtre de l’Athénée – Louis Jouvet (Paris) S Durée 3h10 avec entracte S Chanté en italien, surtitré en français S Opéra sans fosse S Public adultes & en famille à partir de 11 ans
Du 15 au 23 novembre 2024, les 15, 19, 20, 22 & 23 novembre à 20h, le 17 à 16h
Théâtre de l’Athénée – Louis Jouvet 2-4 square de l'Opéra Louis-Jouvet - 75009 Paris
Billetterie 01 53 05 19 09 billetterie@athenee-theatre.com
TOURNÉE (en cours de construction)
Sam. 11 octobre 2025 20h Théâtres de Maisons Alfort
Du 13 au 16 décembre 2025, sam. 13 déc. 20h, dim. 14 à 16h, mar. 16 à 20h, Opéra de Massy
17 & 18 janvier 2026, sam. 17 janvier 20h, dim. 18 janvier 16h, Atelier Lyrique de Tourcoing
Dim. 12 avril 2026 16h30 L’Archipel, Scène nationale Perpignan