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Arts-chipels.fr

À la ligne. Vivre ou sur-vivre en poétisant son mal.

À la ligne. Photo © Gilbert Basso

À la ligne. Photo © Gilbert Basso

Réalisé à partir d’extraits du livre éponyme de Joseph Pontus, une plongée dans le quotidien d’un intérimaire plongé dans la déshumanisation quotidienne du travail à la chaîne.

C’est l’histoire vécue par lui-même que Joseph Ponthus raconte dans le livre dont le spectacle reprend des parties. Celle d’un homme devenu par nécessité travailleur intérimaire sur les chaînes de l’agroalimentaire pour rejoindre la femme dont il est amoureux et dont il veut partager l’existence. Le récit d’un homme qui, pour résister à l’usure que ce travail engendre et ne pas succomber à la violence muette qu’il lui fait subir, poétise le monde pour le rendre supportable.

Un lieu unique que la lumière habille

C’est un non-lieu que choisit de mettre en place la mise en scène. Un espace neutre, aseptisé, cerné de plastique partiellement translucide derrière lequel on devine un espace de liberté matérialisé par une ombre qui danse et dont on ne perçoit que les mouvements floutés, comme des échos lointains. La lumière le transformera au fil du spectacle, en usine soumise aux contraintes hygiéniques sous un éclairage blanc de néons crus, ou en intérieur aux teintes plus chaudes et intimistes de l’espace privé du personnage-narrateur. Au début du spectacle, c’est sous cette lumière froide qu’il apparaît, comme un cosmonaute des temps modernes mâtiné de samouraï, avec son tablier-cotte de mailles et son gant métallique, son casque à oreilles anti-bruit et les épaisseurs successives qui le recouvrent formant cuirasse pour le protéger du froid dont il se dépouillera comme un guerrier après le combat.

Une histoire aux accents de vérité

Son combat, c’est celui qu’il mène pour ne pas sombrer. L’histoire qu’il raconte est la sienne – du moins celle du personnage-auteur qu’il incarne. Celle d’un homme qui a choisi l’amour et quitté ce qui faisait une vie qu’on imagine plus « confortable » et conforme à ses aspirations pour rejoindre en Bretagne celle qu’il aime. Mais le travail est denrée rare et il n’a pour seule issue qu’une entreprise d’intérim où il n’exercera que les emplois non qualifiés qu’on lui propose, d’égoutteur de tofu à nettoyeur de salle d’abattage de bestiaux en baignant dans le sang et les résidus les plus divers. Avec son uniformité de gestes pendant huit heures répétés, les muscles endoloris, la tête vide. Des parenthèses de vie qui le laissent exténué et sans ressort. Une vie imposée comme la seule possible, entre levers matutinaux, travail silencieux dans le vacarme et pauses cigarettes.

À la ligne. Photo © Gilbert Basso

À la ligne. Photo © Gilbert Basso

Écrire pour résister

Il dit la nécessité du travail, qui fait avaler toutes les couleuvres, les arrivées au domicile quand l’autre dort encore et son départ quand on dort, qui vous entraîne à la frange du désespoir. Dans ce contexte, écrire devient la planche de salut pour ne pas se laisser couler, ne pas se dissoudre dans l’inexistence anonyme d’un décor dépersonnalisé, ne pas se perdre dans la répétition incessante d’une gestuelle déshumanisée. Écrire pour prendre de la distance et garder un sens à la vie. Faire acte de résistance à l’alinéation d’un travail abrutissant. C’est cette écriture-là qui nous est proposée, comme une conjuration, comme un moyen de surnager, de trouver l’air nécessaire et la force de continuer.

Une vision fantasmée

Le récit qui s’en dégage, c’est une tempête sous un crâne, la vision que projette l’imaginaire du narrateur, qui va au-delà de la réalité. Le vacarme, ici, de la chaîne n’est pas la mémoire sonore d’un lieu réel mais une trace imaginée, la résonance floue mais obsédante qui subsiste à l’intérieur de la tête. L’espace se met au diapason du parcours mental qu’effectue le narrateur et qu’habite le comédien. Il confine à l’abstraction, avec ses crochets pendus dans l’espace sur lesquels, comme dans un carreau de mine où les vêtements restent suspendus en l’air lorsque les mineurs se sont changés pour descendre à la mine ou en remonter, le comédien se dépouille de son « uniforme » pour redevenir lui-même. Mais, dans le même temps, il nous renvoie à une réalité concrète. La bassine dans laquelle il trempe ses pieds fatigués n’a rien d’imaginaire. « C’est fantastique, tout ce qu’on peut supporter. C’est fantastique », dit le personnage-auteur qui ne s’arme pas de discours social ou revendicatif mais souligne la force intérieure d’une résistance muette qui passe par la dignité d’être et les petits gestes de complicité qui unissent ces forçats malgré eux.

À la ligne. Photo © Gilbert Basso

À la ligne. Photo © Gilbert Basso

La douceur de la peau contre le cuirassement imposé du travail

La résistance que le comédien oppose aux gestes répétitifs qu’il exécute avec une précision maniaque s’exprime à travers les échappées belles qu’il se crée en fredonnant dans sa tête des chansons pour conjurer la vacuité de son activité et le silence dans lequel il l’exécute. Trenet, Sardou, Balavoine, Brel ou Barbara viennent ainsi meubler le silence que les machines imposent, instiller de la vie là où règne la mécanisation uniforme et sans âme. Ce balancement entre humain et non humain revient comme un leitmotiv dans le spectacle. À l’évocation très crue mais non exempte d’humour noir avec laquelle il décrit le monde du travail s’opposent la beauté de l’amour qu’il porte à la femme endormie et le refuge offert par le carnet où il consigne sa propre vie menacée de se perdre. Aux hommes broyés, dans un monde où précarité rime avec inhumanité et où l’inanité industrielle est la règle, Joseph Ponthus propose l’échappatoire d’un protest song où rire de sa propre vie est une ligne de survie.

À la ligne Texte de Joseph Ponthus
S Mise en scène Michel André S Collaboration artistique Michel André & Julien Pillet S Interprétation Julien Pillet S Lumière Yann Loric & Jade Rieusset S Son Josef Amerveil S Scénographie & costume Margaux Nessi S Accompagnement chorégraphique Geneviève Sorin S Production Compagnie d’ici demain S Production déléguée Théâtre La Cité à Marseille S Coproduction Théâtre Joliette - Scène conventionnée art et création - expressions et écritures contemporaines à Marseille, Théâtre Molière - Scène nationale archipel de Thau à Sète, Le CCAS - Activités sociales de l’énergie S Avec le soutien d’Allez Savoir #3 – Festival des Sciences Sociales EHESS, des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, du Forum Jacques Prévert - Scène conventionnée d’intérêt national - Art, enfance et jeunesse à Carros S Aide à la création 2023 - DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur S À la ligne est publié aux Éditions de La Table Ronde, 2019 S Durée 1h10

https://www.theatrejoliette.fr/programmation/23-24/a-la-ligne

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