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Arts-chipels.fr

Tijuana. La réalité est-elle soluble dans le théâtre et vice-versa ?

Tijuana. Photo © Cie Lagartijas Tiradas al Sol

Tijuana. Photo © Cie Lagartijas Tiradas al Sol

Peut-on sans dommage faire théâtre de la réalité et jouer à être ce qu’on n’est pas en s’immergeant dans le quotidien de ceux qu’on joue ? C’est l’expérience qu’ont menée les « Lézards étendus au soleil » en franchissant la frontière entre réalité et fiction.

Luisa Pardo et Gabino Rodríguez secouent la scène mexicaine depuis plus de vingt ans. Avec leur compagnie créée en 2003, Lagartijas tiradas al sol (« Lézards étendus au soleil »), conçue comme un « espace pour penser », ils mènent une réflexion théâtrale engagée sur le monde qui les entoure et sur la manière de pousser le spectateur hors de ses limites vers une remise en cause de ses valeurs. Extrayant leurs thèmes aussi bien de l’histoire d’une rupture amoureuse que de l’histoire des luttes armées au Mexique et des mouvements de guérilla, ils établissent des passerelles entre passé et présent, documentaire et création artistique. Tijuana ne fait pas exception dans ce domaine.

La règle du jeu d’une immersion totale

Au point de départ, une interrogation sur la séparation entre le théâtre et la vie et un questionnement : pour des gens de théâtre isolés, d’une certaine manière, dans leur bulle, l’approche de la réalité n’est-elle pas faussée, purement intellectuelle et séparée de la « vraie » vie ? Le moyen de répondre à la question n’est-il pas, en conséquence, pour eux, de s’immerger totalement dans le monde du travail, extérieur à l’art, pour comprendre ce qui est à l’œuvre ? C’est ainsi que Lázaro Gabino Rodríguez se laisse pousser la moustache et devient Santiago Ramirez, ouvrier d’usine payé 70 pesos (3,50 €) pour plus de douze heures de travail par jour. Pour aller jusqu’au bout, il cherche un logement dans une « colonie » de Tijuana où il côtoiera des gens de même niveau social que celui auquel il prétend appartenir, au milieu de ceux qui tentent de survivre avec ce salaire minimum. Il fixe sa période d’immersion à six mois.

Le choix de Tijuana

Ce n’est pas par hasard que son choix d’immersion se porte sur Tijuana, une ville du nord-ouest du Mexique proche de la frontière avec les États-Unis. Une ville devenue champignon à la fois par le développement du commerce avec son voisin – durant la prohibition, les Américains avaient pris l’habitude de franchir la frontière et le tourisme y prospère, parallèlement au fait que la ville accueille aujourd’hui de nombreux ateliers, en particulier dans les domaines de l’automobile et de l’électronique, sous-traitantes pour des entreprises des États-Unis. Zone-frontière, Tijuana est aussi un lieu de passage important pour l’émigration clandestine vers la Californie voisine. Enfin les cartels liés au trafic de drogue sont légion dans cette ville située sur une des routes de la drogue, celle qui aboutit à San Diego. Un sinistre pedigree que sa réputation de ville la plus violente du monde ne fait que renforcer. C’est dans ce contexte pour le moins mouvementé que s’inscrit la démarche de Gabino Rodríguez.

Tijuana. Photo © Cie Lagartijas Tiradas al Sol

Tijuana. Photo © Cie Lagartijas Tiradas al Sol

Entre documentaire et fiction

C’est dans un décor qui nie tout réalisme qu’apparaît le comédien. Au fond, une reproduction de tableau qui révèle une ville traversée par une large rivière indique le lieu. Une vague plante grasse suggère une localisation en pays chaud tandis qu’à jardin un écran indique le lieu : « Tijuana ». Bientôt, le comédien dont les pieds reposent sur une assise de briques s’emparera de la parole, alternant à certains moments avec son alter ego projeté sur l’écran, pour nous expliquer ses motivations et le déroulement de l’expérience. On verra apparaître des dessins qu’il réalise des lieux, des extraits du journal qu'il rédige, les bruits qu’il enregistre et les images qu’il filme de manière cachée, la caméra au creux de la main, images volées d’une réalité qu’il ne fait pas bon filmer. Parfois il se glisse dans la peau de ceux qu’il rencontre, reprenant leurs expressions qui n’ont plus rien à voir avec l’espagnol « classique », leurs intonations, leur rapidité d’élocution qui compresse les phrases en un magma informe. Mais il ne joue pas à les jouer, à les incarner. Il montre. Sans aucun folklorisme, presque avec sécheresse. Documentaire et conte s’interpénètrent et se mixent dans une démonstration où éléments de la vie – pointages à l’usine, séjours dans les bars, contacts avec la famille qui le loge contre rétribution –, informations « objectives » et statistiques se mêlent.

La théâtralité face au boomerang de la réalité

Avec les briques sur lesquelles il se tient debout, le comédien construit peu à peu le quartier dans lequel il vit, édifiant dans l’espace une forme de ville que les bouteilles de cerveza, de bières qu’on boit jusqu’au bout de la nuit, coiffent, comme inséparables du lieu. Gabino Rodríguez décrit sans affect apparent une vie de misère, rendue plus dure encore par l’importance du chômage et la crainte de perdre son emploi s’il lui venait seulement l’envie de protester. Derrière la neutralité des mots, se dessine en ombre chinoise la crainte diffuse qui imprègne la vie quotidienne dans ce quartier populaire et qui se matérialisera lors du premier règlement de comptes qui survient. La mesure du danger apparaît alors, avec la crainte d’être découvert et il met un terme, avant les six mois qu’il s’était fixés, à son aventure d’immersion.

Tijuana. Photo © Cie Lagartijas Tiradas al Sol

Tijuana. Photo © Cie Lagartijas Tiradas al Sol

Une œuvre en creux

Le plus intéressant dans ce spectacle, c’est ce qui s’inscrit en creux dans la mauvaise qualité des images dérobées, dans la manière dont le comédien évoque parfois sans dire explicitement, dont il laisse au spectateur le soin de remplir les blancs. Une vie de rien faite de précarité et de flirts en permanence avec la mort, qui peut survenir d’une balle perdue ou d’une bagarre d’ivrognes, la peur qui transparaît tout au long du spectacle d’être identifié, avec les conséquences que cette identification pourrait occasionner. Mais l’intérêt réside aussi dans son interrogation sur l’expérience même de l’immersion, dans le mensonge auquel elle le contraint face à des gens pour lesquels il s’est pris d’amitié et avec lesquels il a partagé une partie de sa vie. Il sait qu’il va repartir et que sa vie n’est pas ici. Il sait que de ce fait, il ne pourra pas prendre en compte la vie des gens qu’il a rencontrés en adoptant leur point de vue. Il a regardé et une distance demeure dans ce partage qui s’avère inégal. Tijuana, dans son imperfection même en tant que spectacle comme dans ses silences ou son caractère « sommaire », nous fait toucher du doigt un monde dont nous pouvons avoir une connaissance intellectuelle mais dont la réalité nous échappe.

Tijuana d’après les textes et idées de Martin Caparrós, Andrés Solano, Arnoldo Galvez Suárez & Günter Walraff
S Conception & interprétation Lázaro Gabino Rodríguez S Assistante mise en scène Luisa Pardo S Lumières Sergio López Vigueras S Scénographie Pedro Pizarro S Son Juan Leduc S Vidéo Carlos GamboaChantal Peñalosa S Collaboration artistique Francisco Barreiro S Production Lagartijas tiradas al sol S Production déléguée Europe Association Sens Interdits S Représentations avec le soutien de l’Onda – Office national de diffusion artistique S Durée 1h20 S En espagnol surtitré en français
https://www.theatrejoliette.fr/programmation/23-24/tijuana

 

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