Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Arts-chipels.fr

Gertrude Stein et Pablo Picasso. Le cubisme, dans le creusement des sillons de la modernité.

Oeuvre reproduite sur l'affiche: Pablo Picasso, Femme aux mains jointes (étude pour Les Demoiselles d’Avignon), Paris, printemps 1907. Huile sur toile, 90,5 × 71,5 cm. Musée national Picasso‑Paris, dation Pablo Picasso en 1979 © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2023

Oeuvre reproduite sur l'affiche: Pablo Picasso, Femme aux mains jointes (étude pour Les Demoiselles d’Avignon), Paris, printemps 1907. Huile sur toile, 90,5 × 71,5 cm. Musée national Picasso‑Paris, dation Pablo Picasso en 1979 © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2023

Le musée du Luxembourg met en scène la rencontre artistique et littéraire de la poétesse et femme de lettres Gertrude Stein et d’un alors jeune peintre plein de la promesse d’une révolution picturale : Pablo Picasso.

À l’heure où l’on s’apprête à célébrer le cinquantenaire de la mort de celui qui fut l’un des plus grands génies artistiques du XXe siècle, rendre un hommage à celle sans qui il n’aurait pas acquis cette célébrité qui le fit entrer dans la cour des grands contribue utilement à l’élaboration du savoir en matière d’histoire de l’art. Mais Gertrude Stein ne fut pas seulement cette marraine bienveillante penchée sur le berceau d’un jeune peintre qu’elle encouragea dans ses recherches en achetant des tableaux où se développe et s'affirme la démarche du cubisme. Elle est aussi celle qui l’impose aux États-Unis et engendre une révolution dans l’art pictural américain. Dans l’émergence de cette révolution esthétique qui fera des États-Unis le cœur battant de l’art contemporain, peinture et littérature ont partie liée et leur influence est réciproque. Ce que Picasso apporta à la peinture, Gertrude Stein le transposa sur le terrain des mots qui, à leur tour, apportèrent à l’art les matériaux de sa métamorphose. C’est ce que montre, dans un parcours qui traverse le XXe siècle, l’exposition du musée du Luxembourg, organisée par la RMN-Grand Palais avec la collaboration et le soutien du musée Picasso.

Carl Van Vechten, Gertrude Stein, New York, January 4 1935 (1935). Épreuve gelatino‑argentique, 25,4 × 20,3 cm. The New York Public Library, Astor, Lenox and Tilden Foundations, Henry W. and Albert A. Berg Collection of English and American Literature, © NYPL © Van Vechten Trust, Edward M. Burns, administrateur

Carl Van Vechten, Gertrude Stein, New York, January 4 1935 (1935). Épreuve gelatino‑argentique, 25,4 × 20,3 cm. The New York Public Library, Astor, Lenox and Tilden Foundations, Henry W. and Albert A. Berg Collection of English and American Literature, © NYPL © Van Vechten Trust, Edward M. Burns, administrateur

Une grande bourgeoise et collectionneuse

Gertrude Stein naît en Pennsylvanie en 1874 dans une famille juive aisée – son père, originaire d'Allemagne, a fait fortune dans l'immobilier et les tramways. Après s’être essayée à des études de psychologie et de médecine, elle rejoint, à tout juste trente ans, son frère Leo, passionné d’art, qui s’est installé à Paris – l’aîné de ses frères, Michael, et son épouse, qui partagent leur passion, les rejoindront bientôt. Alors que Leo marque un penchant affirmé pour les impressionnistes et les postimpressionnistes, Gertrude s’intéresse aux mouvements nouveaux qui enfièvrent Paris au tournant du siècle. Leur salon de la rue de Fleurus devient rapidement le lieu de rencontre d’une élite cosmopolite – il restera le rendez-vous de toute l’avant-garde jusqu’à la Première Guerre mondiale. Tous les membres de la famille collectionnent, et en l’espace de quinze ans, près de 600 tableaux passent entre leurs mains. Cet environnement stimule et inspire son activité de poétesse et d’écrivaine et la peinture lui fait tisser, dans Trois vies (1909) une réflexion sur la texture et la densité de l’écriture à partir du tableau de Cézanne Madame Cézanne à l’éventail (1878-1888).

Pablo Picasso, Journal, porte-allumettes, pipe et verre (Paris, 1911). Huile sur toile, 26,8 × 21,8 cm. Musée national Picasso‑Paris, dation Pablo Picasso en 1979 © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2023

Pablo Picasso, Journal, porte-allumettes, pipe et verre (Paris, 1911). Huile sur toile, 26,8 × 21,8 cm. Musée national Picasso‑Paris, dation Pablo Picasso en 1979 © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau © Succession Picasso 2023

Une amitié traversée de brouilles et une influence mutuelle

Gertrude défend particulièrement un jeune immigré espagnol, alors encore en phase de mutation « timide », quoique déjà passionnante : Pablo Picasso, alors dans ses périodes bleue, puis rose. Elle lui commande un portrait que le peintre peine à terminer, à l’issue de près d’une centaine de séances de pose. Durant les séances, ils discutent. La curiosité de Gertrude ouvre au peintre de nouveaux horizons. Pour Picasso, c’est un déclencheur. Il rompt avec la facilité que lui procure sa très grande habileté de peintre pour s’aventurer sur des terres moins hospitalières et plus novatrices et développer un style unique. Les Demoiselles d’Avignon mettront en pièces l’académisme et ne lui attireront pas les faveurs du public et Gertrude Stein jouera un grand rôle en familiarisant ses hôtes avec le cubisme. Le fait de venir d’ailleurs, de ne pas maîtriser parfaitement la langue française a-t-il compté dans le rapprochement entre ces deux êtres singuliers ? Toujours est-il qu’au contact l’un de l’autre, tous deux avancent sur la voie de la modernité, le premier dans le domaine pictural, la seconde en matière littéraire. La déconstruction-reconstruction cubiste, sa quête essentialiste et la transformation éclatée du motif correspondent au souci de Gertrude Stein de réinventer la langue. Ils poursuivront ce dialogue esthétique de longues années durant, avec des éclipses, et apparaîtront simultanément dans le paysage artistique américain.

Joseph Kosuth, Self-defined in five colors (1966). Néons, 12,5 × 232 × 3 cm. Paris, Fondation Louis Vuitton  © Primae / David Bordes © ADAGP, Paris 2023

Joseph Kosuth, Self-defined in five colors (1966). Néons, 12,5 × 232 × 3 cm. Paris, Fondation Louis Vuitton © Primae / David Bordes © ADAGP, Paris 2023

De voix en voies américaines

Les succès littéraires de Gertrude Stein aux États-Unis lui ouvrent dans les années 1930 la route de la notoriété. La parution en 1933 de l’Autobiographie d’Alice Toklas, qui introduit une autobiographie en trompe-l’œil où, par le biais de l’évocation de sa rencontre avec Alice Toklas, sa compagne, elle crée une circularité qui ramène le propos à son rôle dans le mûrissement parisien de l'art moderne, et le succès, l’année suivante, de sa pièce de théâtre, Four Saints in Three Acts, jouée par des acteurs noirs, font d’elle une figure éminente de la littérature américaine. Ses recherches formelles ont un immense retentissement chez tous ceux qui se préoccupent de révolutionner l'art. Dans le même temps, elle joue un rôle non négligeable dans la promotion du cubisme sur le continent américain, intronisé par le MoMA à New York en 1936 avec l'exposition Cubism and Abstract Art, qui apparaîtra comme un moment fondateur dans la généalogie de l’art moderne américain. La Seconde Guerre mondiale, avec les exils de maints artistes hors d'Europe, consacrera définitivement les États-Unis comme cœur de l’art contemporain. 

Rose is a rose is a rose

Stein crée comme un pendant littéraire de la rupture cubiste. Elle introduit en littérature une scansion novatrice, tout aussi sensuelle qu’intellectuelle, où la brièveté, la concision, la répétition font de la littérature un objet dont l’énonciation, la vocalisation proposent une expérience immédiate, au présent. Sérialisme, minimalisme, art conceptuel entrent en résonnance avec cette parcimonie assumée qui crée une économie du peu mais pratique le dense. Les variations du rythme, des intonations, du timbre, l’acte même de dire engendrent une perception immédiate. Elles prennent le pas sur le lire. Stein travaille à des configurations de mots, de phrases et de paragraphes qui réagissent entre eux selon un principe de montage, graphique. Elle efface les repères en faisant partiellement disparaître la ponctuation pour que chacun y appose son propre tempo, sa propre respiration, son propre chemin. L’exposition du musée du Luxembourg fait ainsi la place qui lui revient aux textes de Stein et aux expérimentations graphiques qu'elle inspire et  affiche tout au long du parcours fragments et éclats de texte, manifestes d’une écriture qui se prend pour objet, tourne et se retourne sur elle-même.

Robert Rauschenberg, Centennial Certificate MMA (1969). Lithographie couleur, 91,4 × 63,5 cm New York, The Metropolitan Museum of Art, Florence and Joseph Singer Collection, 1972 © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA © Robert Rauschenberg Foundation / Adagp, Paris, 2023

Robert Rauschenberg, Centennial Certificate MMA (1969). Lithographie couleur, 91,4 × 63,5 cm New York, The Metropolitan Museum of Art, Florence and Joseph Singer Collection, 1972 © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN-Grand Palais / image of the MMA © Robert Rauschenberg Foundation / Adagp, Paris, 2023

Une exposition emblématique

Si la première partie de l’exposition, « Paris Moment », « Portraits cubistes » et « Portraits de choses » se rapporte fondamentalement aux relations qu’entretiennent Picasso et Stein et à l’apparition du cubisme, traversant le portrait comme la nature morte, la seconde, qui commence avec « American Moment », met en lumière l’impact de l’œuvre de Stein sur le milieu américain. Car ce n’est pas le moindre paradoxe que la poétesse, qui vécut quarante-trois ans à Paris, se soit toujours sentie profondément américaine et ait trouvé nombre de continuateurs sous des formes esthétiques les plus diverses. Les expérimentations de John Cage et de Merce Cunningham à l’université libre du Black Mountain College, l’influence de Stein sur la Judson Church, sa relation à Fluxus ou à l’art minimal et conceptuel sont ainsi mises en lumière. Les documents audiovisuels convoquent, dans le domaine de la chorégraphie Trisha Brown, Lucinda Childs, Merce Cunningham et, plus près de nous, Andy De Groat et Anna Theresa de Keersmaeker, et en musique John Cage. Des portraits de Stein par Cecil Beaton ou Man Ray, entre autres, une affiche du Living Theatre, une lithographie de Robert Rauschenberg pour le centenaire du Met et une installation de moniteurs de télévision de Nam June Paik soulignent l’importance de Stein dans le paysage artistique. Duchamp, Carl Andre, Ellen Gallagher, Gary Hill, Jasper Johns, Deborah Kass, Joseph Kossuth, Bruce Nauman et bien d’autres révèlent les nombreux prolongements et déclinaisons d’œuvres nées de la confrontation et du dialogue entre Picasso et Stein. Si l’on ajoute la transformation de Gertrude Stein en icône de la culture queer et lesbienne, matérialisée par les sérigraphies d’Andy Warhol – Stein revendiqua son homosexualité et sa relation amoureuse, durant près de quarante ans, avec Alice B. Stoklas –, le parcours proposé au musée du Luxembourg, qui présente textes de Gertrude Stein et documents imprimés, photos et cartes postales, peintures, sculptures, collages et installations et les croise avec des archives sonores ou filmiques, offre un saisissant raccourci d’une des mutations artistiques fondamentales du XXe siècle. 

Gertrude Stein et Pablo Picasso. L’invention du langage

S Exposition organisée par la Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais avec la collaboration et le soutien exceptionnel du Musée national Picasso-Paris S Commissaire générale Cécile Debray, Présidente du Musée national Picasso, Paris S Commissaire associée Assia Quesnel, historienne de l’art S Scénographie Studio Matters S Mise en lumière Aura Studio

Du 13 septembre 2023 au 28 janvier 2024, tous les jours de 10h30 à 19h, nocturne les lundis jusqu’à 22h sauf le 2 octobre. Les 17 octobre, 24 et 31 décembre de 10h30 à 18h, fermeture exceptionnelle le 25 décembre

Musée du Luxembourg - 19 rue Vaugirard, 75006 Paris www.museeduluxembourg.fr

Un cycle de conférences se tiendra au cinéma Les 3 Luxembourg (gratuites sur réservation ou en réécoute sur museeduluxembourg.fr : le 21 septembre à 18h30, conférence de présentation avec Cécile Debray et Assia Quesnel ; le 12 octobre à 18h30, « Gertrude Stein, que serait une poésie ‘cubiste’ ? », avec Chloé Thomas, enseignante-chercheuse ; le 16 novembre à 18h30, « Penser le commun avec John Cage », avec Antonia Rigaud, maîtresse de conférence à Paris 3 ; le jeudi 14 décembre à 18h30, « À propos de quelques chaises. Quotidien et enjeux de langage dans l’art et la littérature contemporains » par Cécile Mahiou, enseignante et chercheuse.

Un cycle de 14 lectures et performances Gertrude Stein a été conçu par Ludovic Lagarde qui a créé en 2004 pour le Festival d’Avignon deux spectacles autour de l’artiste américaine : Fairy Queen d’Olivier Cadiot et Oui dit le très jeune homme, l’avant-dernière pièce de Gertrude Stein, inspirée par son expérience durant la Seconde Guerre mondiale. Leurs dates : les 18 et 25 septembre, 9 et 16 octobre, 6, 13, 20 et 27 novembre, 4, 11 et 18 décembre et 8, 15 et 22 janvier 2024.

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article