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Arts-chipels.fr

À cheval sur le dos des oiseaux. « C’est vrai que l’alcool, ça fait de la misère »

© Alice Piemme©AML

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« Moi aussi, je suis vivante », pourrait dire cette mère « prise en charge » par les services sociaux dans le spectacle de Céline Delbecq. Une plongée émouvante dans l’univers de la précarité prise dans les rets du système.

Elle ne sait quel comportement adopter, cette femme qui se triture les doigts avec une anxiété certaine, assise sur une chaise dans un décor neutre et sans caractère alors que, dans un coin, une bonbonne à eau évoque une institution publique ou une administration – on connaîtra plus tard l’identité du lieu. Cette femme usée par la vie se présente à nous, presque gênée d’être ce qu’elle est. Quelqu’un comme tout le monde. Bien sûr, le soir elle boit un petit coup pour s’endormir car elle a peur du noir. Bien sûr elle ne suit pas toujours les recommandations qu’on lui prodigue. La « dame du Centre » lui a bien dit qu’elle ne devait pas « le » prendre dans son lit. « Le », c’est son fils Logan. Peu à peu, on défait le tricot. Elle ne sait pas vraiment comment c’est arrivé, qu’elle ait ce fils, peut-être un soir de trop bu, mais elle a voulu le garder. Pour une fois, elle a dit ce qu’elle voulait, elle n’a pas laissé les autres décider à sa place. Logan, son fils, il correspond à cette statistique de l’Observatoire des inégalités qui montre que 80 % des enfants placés en écoles spécialisées sont issus de milieux précaires. Il ne parle pas, Logan, mais, comme elle, il a peur du noir. Alors il hurle dans la nuit et pour le faire taire elle transgresse l’injonction des services sociaux.

© Alice Piemme©AML

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Portrait d’une femme dépossédée d’elle-même

À mesure qu’elle se raconte, c’est toute une vie qui se dévoile. Celle d’une femme considérée comme à la marge suite à un test de QI qui l’a déclarée inapte à une vie « normale ». Une précarité sous contrôle des services sociaux. Même s’ils font ce qu’ils peuvent, Carine Bielen reste un numéro de dossier, un matricule sous surveillance, l’une des milliers d’anonymes en situation de précarité. Le système pense à sa place et elle en accepte la règle du jeu. Et elle y croit, même si, de temps en temps, elle déroge, avec ses réactions, sa manière de penser, ses petites « désobéissances ». Broyée sans rébellion ou presque par la machine administrative, installée sur un rail à suivre sans dévier jusqu’à ce que, justement, quelque chose n’aille plus. Et ce quelque chose, il est en liaison avec ce fils auquel elle tient tant… 

Un bouleversant monologue

À petites touches, de manière impressionniste, le personnage se précise progressivement. Pas de langage châtié mais la langue « brute » d’une femme « toute de travers » qui ne cesse de faire des entorses à la syntaxe, qui aligne les phrases comme elles lui viennent en les truffant d’allers-retours, de reprises et de fragments, qui révèle son histoire, en zigzag, en allusions, en passant par la tangente. Carine Bielen est un agrégat de miettes accumulées, qui d’un seul coup ont pris un sens avec la naissance de son fils. « J'ai reçu le monde en entier dans ma tête d'avoir ce petit », s’émerveille-t-elle à plusieurs reprises au cours du spectacle. Et à travers lui, ce n’est pas seulement l’arrivée de l’enfant qui est en jeu mais avec lui sa propre naissance à elle. Une attestation d’existence. Aussi, lorsqu’on voudrait lui retirer l’enfant, même si elle en reconnaît les raisons, elle va se battre, demander qu’on la comprenne, se revendiquer en tant qu’individualité.

© Alice Piemme©AML

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Dans les larmes de la marge, le refus de l’indifférence

Ce qu’elle sollicite, c’est qu’on l’entende pour ce qu’elle est. Et si elle est comme on dit qu’elle est, comme les institutions et la société l’ont faite, elle est en même temps quelqu’un d’autre. Une personne vivante. Pour l’incarner, Ingrid Heiderscheidt est toute de tension intérieure. Elle nous présente Carine Bielen comme un bloc compact qui ne cherche pas à singer une langue qu’elle ne pratique pas, qui rit d’elle-même et s’amuse de ses « travers » en même temps qu’elle se tourmente et s’angoisse parce qu’elle veut être comprise, et surtout acceptée dans ce qu’elle est. Une femme à la fois « coupable » de ce dont on l’accuse – les autres ont certainement raison – mais en même temps qui s’échappe et revendique, timidement mais opiniâtrement, sa liberté. Loin de tout schématisme, l’actrice campe une personnalité complexe. Sa gestuelle empêchée, contrainte, traversée d’être-là sans faux-semblants, s’insère à travers les mots mais aussi sans eux avec une vérité profonde. Dans le sillon qu’elle trace s’inscrivent tous les laissés pour compte, tous les inadaptés, tous les handicapés près de qui l’on passe sans les voir.

© Alice Piemme©AML

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À cheval sur le dos des oiseaux

S Écriture et mise en scène de Céline Delbecq S Avec Ingrid Heiderscheidt S Scénographie et costumes Thibaut De Coster et Charly Kleinermann S Lumières et régie générale Aurélie Perret S Création sonore Pierre Kissling S Regard dramaturgique Christian Giriat S Construction Vincent Rutten S Assistanat Delphine Peraya S Régie en tournée (en alternance) Aurélie Perret,Valentine Bibot, David Alonso S Diffusion La Charge du Rhinocéros Morgane Heugens S Production Compagnie de la Bête Noire, Rideau de Bruxelles, La Coop asbl, Théâtre des Ilets/Centre Dramatique National de Montluçon, Centre culturel de Dinant et Centre culturel de Mouscron S Avec le soutien de Shelterprod, Taxshelter.be, ING et du Tax-Shelter du gouvernement fédéral belge. Avec l’aide et le soutien de La Chartreuse Centre National des Écritures du Spectacle de Villeneuve lez Avignon, le Centre culturel de Gembloux et le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté S Création le 1er mai 2021 au Rideau de Bruxelles S Prix Maeterlinck de la Critique 2022 Meilleur seul en scène & nomination Meilleur.e auteur.ice S Texte lauréat des Journées de Lyon des Auteurs et Autrices de théâtre 2021 S Prix Éclat de Cœurs 2022 S Sélection du bureau de lecture de France Culture S Texte édité aux Éditions Lansman S Durée 1h

Théâtre des Halles · Chapelle - Rue du roi René - 84000 Avignon. Rés. 04 32 76 24 71

Du 7 au 26 juillet 2023 (relâches les 13 & 20.07) à 16h30

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