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Arts-chipels.fr

Lalalangue. Famille, je vous hais...

© Antoine Agoudjian

© Antoine Agoudjian

Nous avons tous, et certains plus que d’autres et avec plus de raisons, des comptes à régler avec ceux qui nous ont élevés. Surtout quand le malheur s’invite à notre table. Frédérique Voruz en fait un spectacle pour le mettre à distance.

Un plateau nu. Une chaise haute, un projecteur de diapos, un petit écran en fond de scène. Ces projections, elles incarnent le violon qui accompagne le conteur, la petite madeleine dans le marigot des souvenirs. C’est de la mémoire qu’il va être question, et d’une vie hors norme sous une apparente bien-pensance, de l’uniformité de jours assourdis, sans éclat, où une mère qui a perdu sa jambe dans un accident de montagne reporte sur ses enfants l’aigreur de sa passion disparue et où le père ne cesse de fuir. Elle est là, sur scène, l’enfant devenue grande, pour dire « je », pour exprimer ce que l’on tient d’ordinaire caché, ce qui se vit dans le silence et la perte de soi.

© Antoine Agoudjian

© Antoine Agoudjian

Merci Seigneur, une image d’horreur

Elle les fait apparaître l’un après l’autre sur l’écran noir de ses cauchemars, ces photos de famille dont la neutralité et l’apparente bienveillance cachent les abîmes où ils ont été précipités. Un enfer dont Dieu est le Grand Ordonnateur, la puissance tutélaire, l’inspirateur. Frédérique Voruz raconte la haine mutuelle de ses deux grand-mères, les séjours à l’église deux fois par semaine à chanter l’amour de Dieu quand on n’en pense pas un mot, la foi ardente et rigoriste qui dévore la mère et les excès qu’elle engendre : une « charité » qui fait de la maison un repaire de clochards, sales, puants, pétants qui font peur aux enfants, une vie rétrécie pour se vivre pauvre parmi les pauvres, en habits usés et sans charme dans un décor de rebut, acheté d’occase dans les dépotoirs de la société quand la famille, d’origine bourgeoise, pourrait vivre à son aise. Un long calvaire – Jésus encore – où la foi n’est d’aucun secours, bien au contraire, et où le Créateur est l’instigateur de tous les maux et non leur solution.

© Antoine Agoudjian

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La lumière au bout du tunnel

Frédérique Voruz dit sa différence d’avec les enfants de son âge, l’absence d’amis, la honte, la solitude, l’impossibilité d’être elle-même avec cette mère qui la dévore et la rejette, qui interdit toute caresse, brise tout élan, annihile toute velléité de révolte, et ne voit la vie qu’à travers le châtiment et la flagellation qu’elle s’inflige à elle-même comme elle l’inflige aux autres. Il y a du désarroi, de l’errance et du désespoir dans ce cul de basse-fosse où la famille s’englue et où les enfants, les uns après les autres, n’ont qu’une idée : fuir dès que possible. Une silhouette cependant hante les lieux – on ne la connaîtra que par l’évocation qu’en fait Frédérique Voruz, voix de rogome et clope au bec qu’elle éteint nerveusement après avoir lâché une vérité éclairante. La « psy » détient les clés pour ouvrir ces portes cadenassées, pour laisser entrer l’air. Mais pour cela vingt ans sont nécessaires, à se débattre, à mettre bout à bout des victoires insignifiantes, des petits « non », des passer outre, pour comprendre qu’on est capable de marcher seul sans croire qu’on va tomber.

© Antoine Agoudjian

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Une famille pour toutes les autres

Ce que raconte Frédérique Voruz est, à des degrés divers, ce que vivent bien des familles. Même si les difficultés restent le plus souvent masquées, du registre du non-dit, si elles n’atteignent pas ce paroxysme, elles pèsent longtemps et nous faisons souvent, pour ne pas dire toujours, à notre corps défendant, le malheur de nos proches, infligeant des blessures plus ou moins volontaires issues de nos propres blessures. Le malheur, qu’il résulte d’une volonté de puissance, d’un rejet, d’une perte, d’un exil ou du désamour structure notre vie. Les épreuves nous construisent en nous obligeant à prendre position. Mieux, surmontées, elles nous disent ce que nous devons aux nôtres car leurs valeurs ou leurs façons d’être ont forgé notre armature, dessiné notre silhouette. Nous sommes aussi, inversé ou pas, leur reflet. Et la « lalalangue », ce code propre à chaque famille, ces petits mots qui n’appartiennent qu’à notre communauté, ce corpus de phrases qui n’a de sens que pour nous sont une partie constitutive de notre être.

© Antoine Agoudjian

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Mettre à distance, l’essence du théâtre

Cette leçon, apprise dans la violence qui transpire dans cette évocation où la frontière entre le mal et le bien devient floue et cède la place à la douleur du parcours masochiste et sadique de la mère, et aux dégâts qu’elle occasionne pour l’ensemble de la famille, Frédérique Voruz choisit d’en rire et de nous en faire rire. On chemine sur un fil ténu entre l’insupportable et le cocasse, mais jamais Frédérique Voruz ne cède au pathos. L’humour est la politesse du désespoir, mais aussi son remède. Elle chansonne sur le moignon, s’extasie sur sa douceur et sa rondeur. Elle se débat aussi, grimace sous les coups, renâcle, s’agite sans relâche pour sortir du carcan. Son évocation de la voix sèche et haut perchée de la mère, les stratégies qu’elle déploie en usant de son infirmité, les gromelots indistincts et fuyants du père, l’outrance volontaire qu’elle met à dépeindre chacun, cette manière de les mettre en scène pour les mettre à distance, pour pouvoir vivre et se vivre à côté d’eux est théâtre Tout d’ambivalence, mais théâtre cependant. Au bout du chemin, c’est bien le théâtre qui est la thérapie ultime, la conséquence et la réponse à ce que la comédienne a vécu. Dans ce spectacle attachant qui raconte l’expérience d’une vie et de toutes les vies, « le monde est un théâtre et tous, hommes et femmes, n’en sont que des acteurs… »

Salle de La Chapelle - 84000 Avignon

Du 7 au 26 juillet 2023, à 14h

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