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Arts-chipels.fr

Léon Bonvin. Un réalisme « augmenté ».

Autoportrait, 19 janvier 1866. Plume et encre brune, aquarelle et rehauts de gouache blanche. – 136 x 110 mm. Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt

Autoportrait, 19 janvier 1866. Plume et encre brune, aquarelle et rehauts de gouache blanche. – 136 x 110 mm. Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt

Léon Bonvin fait partie des oubliés de l’histoire de l’art. La Fondation Custodia réhabilite avec raison la mémoire de cet inconnu qui fit œuvre d’artiste sans en avoir le statut.

L’histoire pourrait ressembler à celle de milliers d’autres qu’on regroupe généralement sous l’appellation de « peintres du dimanche », n’était la qualité exceptionnelle de sa production. La Fondation Custodia lui rend un hommage justifié, avec le concours du Walters Art Museum de Baltimore, qui abrite cinquante-sept œuvres sur les cent seize connues, l’ensemble le plus important des œuvres de l’artiste. Si son œuvre a quitté les placards poussiéreux et frustes du cabaret familial, c’est en partie grâce à l’activité de son frère et aîné, François Bonvin, qui fut un peintre réaliste du milieu du XIXe siècle. À la suite du suicide de Léon Bonvin, âgé seulement de trente-neuf ans, il organisa une vente caritative de ses œuvres, avec celles d’autres artistes, pour subvenir aux besoins de la veuve et des enfants de Léon.

Vue du comptoir de l’auberge de Vaugirard. Plume et encre brune, aquarelle. – 219 x 168 mm. New York, Collection particulière

Vue du comptoir de l’auberge de Vaugirard. Plume et encre brune, aquarelle. – 219 x 168 mm. New York, Collection particulière

Un parcours d’autodidacte ou presque

Le père de Léon et de François tenait un cabaret à la barrière de Vaugirard. Le quartier n’était alors pas intégré dans Paris mais un village cerné de champs. À Vaugirard, on exploitait les carrières de pierre fournissant la matière des beaux immeubles qui sortaient de terre à la suite du percement des grands boulevards par le baron Haussmann. La clientèle du cabaret se composait donc d’ouvriers et de manœuvres, et d’une clientèle de jeunes gens – étudiants et artistes – attirés là, peut-être par la cuisine ou la modicité des prix – le Père Bonvin élevait ses lapins pour la gibelotte – mais aussi parce qu’on y jouait de la musique, chantait et guinchait. Le jeune Léon animait les soirées en chantant et en jouant de l’harmonium. François avait décidé de voguer vers les cieux picturaux. Ce serait à Léon, timide et effacé, qu’il reviendrait de reprendre l’entreprise familiale. Mais Léon avait d’autres aspirations. Aidé par son frère, il dessinait dans ses rares moments de loisirs et s’initia progressivement aux techniques du dessin, puis de l’aquarelle. On sait aussi, par les témoignages qu’ont laissés ses proches, qu’il fit un passage à l’école Bachelier, qui deviendra plus tard l’École nationale supérieure des Arts décoratifs. Mais il est douteux qu’il y ait fait de réelles études artistiques. Sans doute suivait-il simplement des cours du soir car on ne retrouve pas trace de lui parmi les élèves.

Cuisinière au tablier rouge dans l’auberge à Vaugirard, 1862. Plume et encre brune, aquarelle, gouache sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique. – 208 x 162 mm. Baltimore, The Walters Art Museum.

Cuisinière au tablier rouge dans l’auberge à Vaugirard, 1862. Plume et encre brune, aquarelle, gouache sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique. – 208 x 162 mm. Baltimore, The Walters Art Museum.

Un peintre de la vie ordinaire et de la nature

Son entraînement artistique, Léon Bonvin l’effectue souvent le soir, à la chandelle, lorsque les derniers clients sont partis. Ses thèmes de prédilection, c’est le monde qui l’entoure, les chemins qui longent l’auberge, les champs environnants, le décor qui forme son quotidien, les animaux qui en font partie intégrante, le chien, le chat qui se prélasse, les lapins qu’on engraisse avant de les tuer. L’embrasure d’une porte, un bouquet de violettes dans un verre transformé en vase, des légumes qui traînent sur la table. Parfois, mais rarement, il s’intéresse aux gens, mais jamais aux clients. C’est une femme – peut-être son épouse – qui découpe un chou pour la potée dans un tablier rouge éclatant qui fait comme une trouée dans les fonds bruns, un peu lépreux, du décor de l’auberge. Le tableau a quelque chose de la peinture hollandaise. Ou cet autoportrait à la plume et à l’encre brune où sa concentration extrême donne à son regard un air halluciné. Mais le plus souvent, quand des personnages apparaissent, c’est à la manière de fantômes, d’ombres perdues dans la brume ou dans le lointain, de silhouettes anonymes à contrejour ou de personnages représentés de dos. Comme si le contact s’avérait difficile et que le peintre demeurait enfermé dans son propre univers.

La Plaine de Vaugirard, 1856. Pierre noire et estompe. – 175 x 266 mm Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt

La Plaine de Vaugirard, 1856. Pierre noire et estompe. – 175 x 266 mm Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt

Une excellence qui force l’admiration

C’est un monde de silence que le peintre décrit, un monde de solitude et de repli sur soi, mais en même temps d’explosion de la nature. Une évolution se dessine au fil des années où se développe son savoir-faire. Ses premiers dessins à la pierre noire révèlent un monde sombre où comme dans son Paysage nocturne (v. 1854-1855) la lumière n’est plus que résiduelle et peine à percer. Mais déjà il mêle la plume et le lavis, rehausse de gouache et d’aquarelle ses représentations du Comptoir de l’auberge à Vaugirard (1855). Déjà il introduit ces notations qui donneront à ses décors la petite touche qui, issue d’une observation méticuleuse, les détachent, paradoxalement, du réel. Le reflet d’une fenêtre dans une porte vitrée, comme un ailleurs inatteignable pour la femme attablée, tête basse, comme accablée par le Destin (Femme à l’ouvrage dans l’auberge de Vaugirard, 1856).

Nature morte à la grenade, 1864. Plume et encre brune, aquarelle sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique. – 245 x 187 mm Baltimore, The Walters Art Museum

Nature morte à la grenade, 1864. Plume et encre brune, aquarelle sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique. – 245 x 187 mm Baltimore, The Walters Art Museum

Des natures mortes infiniment vivantes

Outre des natures mortes que Chardin n’aurait pas reniées, où les corbeilles de fruits ont pour escorte un agencement subtil de fruits épluchés, de coques de noix et de noisettes, et où les légumes sont mis en scène d’admirable façon, pendant négligemment sur le rebord d’une table, posés sur un torchon blanc qui en magnifie les formes et les couleurs, outre la maîtrise qu’il affirme progressivement dans le jeu des reflets qui colorent le verre, c’est d’abord la magnification d’une nature sauvage, ni domestiquée ni cultivée qui frappe. Ce sont les bouquets d’humbles fleurs des champs qu’il place dans un écrin dans des compositions florales, tel ce Panier de fleurs des champs aux myosotis qui forment comme une couronne qu’on imagine ceinte lors de quelque culte païen.

Bouton de rose devant un paysage, 1863. Plume et encre brune, aquarelle et gouache sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique. – 246 x 187 mm Baltimore, The Walters Art Museum

Bouton de rose devant un paysage, 1863. Plume et encre brune, aquarelle et gouache sur un tracé au graphite, rehauts de gomme arabique. – 246 x 187 mm Baltimore, The Walters Art Museum

Un travail de coloriste qui s’évade du naturalisme

Léon Bonvin a une manière particulière de forcer la couleur. Les taches florales éclatent dans l’obscurité et se détachent comme des notes aiguës dans un cours uniforme et terne. Les graines rouges du houx jouent sur le lustre vert des feuilles, les petits piquetages clairs des fleurs de bruyère trouent un fond neutre comme de petites lumières dans l’obscurité. Le tablier de la femme qu’il saisit dans la cuisine est trop rouge, ses paysages avec des habitations ou une ferme ont des éclats bleus. Comme s’il voulait que la couleur, dans son outrepassement, nous parle de quelque chose, qu’elle s’impose pour porter un message.

Paysage, effets de givre, 1865. Graphite, aquarelle et gouache blanche. – 201 x 266 mm. Département des Hauts-de-Seine, musée du Grand Siècle, Donation Pierre Rosenberg

Paysage, effets de givre, 1865. Graphite, aquarelle et gouache blanche. – 201 x 266 mm. Département des Hauts-de-Seine, musée du Grand Siècle, Donation Pierre Rosenberg

Perspectives atmosphériques

Et puis, il y a les paysages, ces effets de lointains toujours renouvelés. Ils passent par des effets de soleils couchants dans lesquels le paysage se dilue, absorbé par l’embrasement qui déteint sur lui, mais aussi par une forme d’évanouissement, comme si le monde s’estompait, perdait de sa réalité au profit d’un premier plan qui acquiert de ce fait un supplément de réalité. C’est ce Bouton de rose devant un paysage (1863) qui semble « crever » l’écran et qu’on a l’impression de pouvoir toucher ou encore le Paysage, effets de givre (1865) où les délicates craquelures glacées du premier plan noient le reste du paysage dans un brouillard ouaté. Dans les distorsions légères, infinitésimales, qu’il impose à ses sujets, dans l’originalité avec laquelle il les choisit, dans la permanence de son recours à des techniques mixtes, Léon Boivin a bien quelque chose à nous dire de l’aventure de l’art. On peut se demander dans quel sens aurait évolué l’artiste, et si les altérations colorées ou formelles qu’il apporte à la stricte observation de la réalité, avec l’évolution vers une plus grande « maîtrise », auraient été sacrifiées sur l'autel de l'exactitude. En tout cas, sa disparition à trente-neuf ans, pendu sur la branche d’un arbre du bois de Meudon, qui cèdera sous son poids, laisse le regret de ne pouvoir suivre ce que l’avenir pouvait lui réserver. Car sa définition du réalisme portait dans sa pratique une part de sur-réel.

Route dans la plaine de Vaugirard, 1863. Plume et encre brune, aquarelle. – 212 x 162 mm Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt

Route dans la plaine de Vaugirard, 1863. Plume et encre brune, aquarelle. – 212 x 162 mm Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt

Léon Bonvin (1834–1866). Une poésie du réel

Du 8 octobre 2022 au 8 janvier 2023, tlj sf mar.

Fondation Custodia – 121, rue de Lille – 75007 Paris

www.fondationcustodia.fr

Exposition présentée en même temps et avec le même billet : Dessins français du XIXe siècle, issus des collections de la Fondation Custodia. Voir aussi notre article http://www.arts-chipels.fr/2022/10/dessins-francais-du-xixe-siecle.une-vision-de-collectionneur.html 

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