2 Mai 2025
Reprenant l’une de ses premières pièces dans une création en arabe libanais, Wajdi Mouawad revient sur ses propres traces et sa mémoire d’exilé, dans un parcours plein d’émotion. D’hier à aujourd’hui, la situation du Moyen-Orient est sur la sellette.
C’est dans un grand appartement, vide, que s’ouvre Journée de noces chez les Cromagnons. Un espace de bois blanc, clos sur trois côtés, où se dessine une ligne de fuite matérialisée par la paroi du fond dont le biais évoque une distorsion, comme pour dire un monde pas d’équerre, où l’imaginaire a un rôle à jouer.
Les personnages qui entrent sur scène, une mère en ébullition parce qu’elle prépare le mariage de sa fille Nelly, et son fils, Neel, le garçon qui a trop poussé, trop vite grandi dans un monde où il n’aurait pas voulu avoir sa place, seront rejoints, au fil du temps, par le père et par la jeune fille.
À cour et à jardin, des ouvertures mènent vers des fenêtres qui ouvrent sur l’extérieur mais, à la manière qu’ont les personnages de sortir du champ par l’une d’entre elles à quatre pattes ou en observant précautionneusement le paysage, on devine que quelque chose cloche.
Dans un Liban en proie à la guerre civile
Nous voici projetés au Liban. L’orage gronde dehors et on ne fera bientôt plus la différence entre les coups de tonnerre et les obus qui explosent tout autour de la famille, calfeutrée dans son appartement, qui a décidé, en dépit de tout, de célébrer les noces de Nelly avec un fiancé qu’on attend mais qui n’arrive pas.
Entre les passages de la voisine qui apporte les grands couscoussiers et les gamelles préparées par l’entourage – l’occasion de faire baisser la tension et d’apporter une note colorée en papotant cuisine ou chiffons – et la présence absente de la jeune fille dont on entend la voix qui rêve de bord de mer et de douceurs gustatives, on pourrait se retrouver dans une aimable comédie, n’étaient les évocations de changements de menu liés à l’absence des ingrédients, les pannes d’électricité qui interdisent la cuisson du mouton et les tirs de plus en plus forts et rapprochés qui intensifient la menace. Récupérer un pantalon mis à sécher dehors devient alors un exploit qu’on accomplit au péril de sa vie, et l’évocation du massacre par les milices de passagers palestiniens d’un bus en bas de l’immeuble achève d’assombrir le tableau.
Face à la violence des événements chacun des personnages a choisi sa thérapie : la mère, en décidant d’organiser le mariage ; le fils en opposant une résistance passive et mauvaise volonté manifeste ; la fille en se réfugiant dans le sommeil et le rêve d’un ailleurs, ce qui fait dire à sa mère : « La narcolepsie est un don de Dieu dans un pays en guerre. »
Des règlements de comptes familiaux autant qu’idéologiques
Avec l’arrivée du père dans ce huis clos, d’autres pièces du puzzle se mettent en place. On découvre, sous les apparences de ce petit homme excédé par les demandes de sa femme et l’immobilisme de son fils, une attitude de toute-puissance sur les membres de sa famille, non exempte de violence. Il sait ce qu’il faut penser et entend l’imposer à tous.
Parallèlement à la double évocation de la guerre et des relations familiales et sociales mise en place à travers ce quintette de personnages hauts en couleur apparaît un autre personnage, dans un autre espace. Sur la paroi du fond se dessine un paysage réaliste, projeté, pris dans des tourbillons de neige. Nous sommes au Canada. Une fenêtre s’est éclairée dans cet espace et Walter, le jeune homme qui a traversé la tourmente de neige écrit à ses parents, restés au Liban. Walter se refuse à rentrer au Liban. Il ne veut pas partager leur « appartenance », leur rattachement à la tradition, leur manière de penser le monde. Leurs combats ne sont pas les siens. Deux mondes s’opposent. Le français est sa langue, ils s’expriment en arabe. Ils se positionnent du côté des chrétiens, il refuse de prendre parti dans les conflits qui opposent chrétiens, musulmans et juifs.
Entre autobiographie et fiction
Ce jeune homme exilé au Canada, c’est l’une des figures de Wajdi Mouawad dont la famille émigre dans ce pays dans les débuts de la guerre au Liban, un pays où l’auteur-metteur en scène forge ses premières armes théâtrales et, en particulier, rédige la première version de Journée de noces chez les Cromagnons. L’auteur affirmera d’ailleurs écrire sur sa propre famille, et vouloir « [s’]arracher à la rancune que le monde de [ses] parents a nourrie envers tous ceux qui n’étaient pas du même village, de la même confession, de la même pensée ». L’exil lui a apporté « éveil et joie » et a vu naître un rêve engendré par le sommeil et la poésie. Nelly et Neel peuvent ainsi apparaître comme des avatars des figures de l’auteur, elle par son évasion dans un refus de la réalité, lui dans sa résistance.
Double de l’auteur, on verra Walter, l’étudiant canadien, taper à la machine un embryon de scénario qu’on devine être la pièce en train d’être jouée lorsqu’il s’introduit, passant par la fenêtre, dans l’appartement familial. Maître d’œuvre du scénario, il offrira une échappatoire à la jeune Nelly en panne de mari en lui prenant la main pour l’extraire de l’appartement emblématique du Liban en même temps qu’il tissera le lien qui le relie à son passé.
La question de la langue
Seul le personnage de Walter, comme l’auteur, s’exprime en français. Les autres dialoguent en arabe du Liban. C’est par une curieuse pirouette que Wajdi Mouawad revient à la langue de son pays d’origine. Il aura fallu au texte une traduction faite par une traductrice extérieure pour que l’arabe libanais retrouve sa place de droit et toute sa dimension dans Journée de noces chez les Cromagnons, écrit en 2010.
Avec ce texte ainsi « détraduit », dans toute la verdeur de sa langue, excessive, pleine de faconde, assénée d’une voix retentissante et non exempte de jurons, l’auteur met au jour un aspect fondamental de sa manière d’écrire. Sous son usage de la langue française, il découvre que se dissimulent sa culture et sa langue maternelles. Le français lui apparaît alors comme la traduction, en quelque sorte, d’un texte inconsciemment pensé en arabe. C’est pourquoi les comédiens du spectacle s’y installent avec bonheur et aisance. Cela explique aussi, pour lui, les raisons de certaines difficultés ressenties par les interprètes de ses spectacles précédents, face à des textes écrits en langue française.
S’inscrivant dans la démarche de réappropriation de sa culture et d’appartenance à un pays qu’il a quitté, c’est avec une équipe franco-libanaise et le projet de créer le spectacle au Liban, au Théâtre Le Monnot à Beyrouth, qu’est initiée, en 2024, la création. Mais le contexte au Moyen-Orient en décide autrement. Les représentations sont annulées « en raison de pressions inadmissibles et de menaces sérieuses faites au Théâtre Le Monnot ». Force est de conclure que les raisons de l’exil volontaire de Wajdi Mouawad restent d’actualité et que le chemin du dialogue est encore incertain…
Entre Kafka et Beckett, un monde onirique et personnel
Dans cet espace ouvert à tous les possibles, où la table du banquet n’est qu’un long praticable incliné vers le public, le conviant à l’absence de festin, le dedans et le dehors sont présents ensemble et leur frontière poreuse. Élasticité et perméabilité du temps et de l’espace composent un ensemble mouvant où s’installe la fiction mais dans lequel le réalisme des scènes de rue décrites et l’évocation de la guerre à travers les petits moments de la vie quotidienne, par contraste, acquièrent une importance accrue et une force dramatique et émotionnelle augmentée.
L’on retrouve ces allers-retours entre présent et passé, cette irruption des morts chez les vivants et cet éclatement dans l’espace et le temps qui sont des marques de fabrique de l’auteur. Ici encore, vivants et morts, présents et absents se mélangent dans un décalage permanent de la réalité qui cite aussi la littérature et le théâtre.
Parce que le point de départ de l’écriture du texte est un rêve de l’auteur, qui oppose Kafka, sur le point de se marier, à son père. L’histoire de la littérature nous a appris que Kafka, désireux d’épouser Dora Diamant, envoie à son père une lettre dans laquelle, d’une certaine manière, il règle ses comptes avec lui. Est-ce un hasard si, dans son rêve, Mouawad transforme le père en personnage odieux, grossier, violent, obsédé, qui, non content d’annoncer à Kafka que sa fiancée ne viendra pas, menace de lui ouvrir le ventre pour lui dévorer les tripes, offrant l’image d’un père destructeur, qui s’attaque à son être même ? Quant à l’histoire de la fiancée qui espère son promis qu’on attend tout au long de la pièce, comment ne pas relier l’absent à Godot et à Beckett dont l'écriture le fascine ?
La pièce réalise une synthèse dans laquelle se mêlent références littéraires et théâtrales, et expériences vécues. Ce fiancé qui ne viendra pas, il est une hypothèse et bien ardu serait de le définir, un soldat peut-être, et peut-être déjà mort. Quant à la noce, provoquée par la mère, elle n’est qu’une apparence, une illusion, un fantasme dressé pour conjurer une réalité inacceptable. Une manière de manifester qu’il existe une vie en dehors, une réalité qui échappe à la manie de Neel d’identifier les modèles d’armement dont les tirs forment le fonds sonore de l’appartement. L’exercice de style vient ici se mêler au fonds onirique et sensible que développe l’auteur. S’il peut sembler parfois confus, plongé dans la mythologie de l’auteur, ce retour aux sources immergé dans une réalité tragique exprime cependant toute la complexité des états d’âme de l’auteur, pris au piège de ces miroirs contrastés et contradictoires. De son désir d’inscrire des traces au fond des cavernes de nos turpitudes et de ces plaies mises à vif par un comique et un tragique qui se rejoignent, il se dégage néanmoins une authenticité émotionnelle forte et touchante qui ne laisse pas indifférent...
Journée de noces chez les Cromagnons (nouvelle édition, parue en avril 2025 aux éditions Leméac/ Actes Sud-Papiers).
S Texte et mise en scène Wajdi Mouawad S Avec Fadi Abi Samra (Néyif), Jean Destrem (Le Monsieur), Layal Ghossain (Nelly), Aly Harkous (Neel), Bernadette Houdeib (Souhaila), Aïda Sabra (Nazha) S Assistanat à la mise en scène Cyril Anrep S Dramaturgie et conception du surtitrage Charlotte Farcet S Traduction en libanais et surtitrage Odette Makhlouf S Scénographie Emmanuel Clolus S Lumières Laurent Matignon S Costumes Isabelle Flosi S Maquillage et coiffures Cécile Kretschmar S Musique originale Nadim Mishlawi S Vidéo Stéphanie Jasmin S Son Annabelle Maillard S Fabrication des accessoires, costumes et décor Ateliers de La Colline S Production La Colline – théâtre national, Paris S Coproduction Festival Printemps des comédiens S Avec le soutien de de l’Institut français à Paris et de l’Institut français du Liban S Avec le concours du Théâtre Le Monnot - Beyrouth, Liban S Édition La première version du texte est parue en septembre 2011 aux éditions Actes Sud-Papiers S Création Théâtre Le Monnot – Beyrouth, Liban – du 30 avril au 19 mai 2024 (dates annulées) ; Festival Printemps des comédiens, Montpellier – 7, 8, 9 juin 2024 S Durée 2h
TOURNÉE
La Colline – théâtre national, Paris – du 29 avril au 22 juin 2025
Dates à confirmer
Festival de Otoño à Madrid, Espagne – les 28 et 29 novembre 2025
Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence – les 4 et 5 décembre 2025
La Coursive – Scène nationale La Rochelle – les 10 et 11 décembre 2025