22 Avril 2025
Relier entre elles trois femmes de trois époques différentes – la période élisabéthaine, les années 1920-1930 et le monde contemporain – pour aborder la question de l’invisibilisation des femmes artistes est le propos, revu à l’aune de notre temps, par un quintette de drôles de dames…
Elles n’ont pour tout support de jeu qu’un mannequin à qui l'on fera endosser diverses personnalités, un rideau fait de pages de livres assemblés et un petit bureau sur lequel reposent des ouvrages, des plumes pour écrire et un encrier à se mettre de l'encre plein les mains. Et c’est bien de cela qu’il s’agit : d’écriture, non dans le sens d’une comptabilité à tenir pour le quotidien de la maison, où l’on estime les femmes dans leur élément, le domestique, mais avec l’idée de faire œuvre. Et Virginia Woolf de partir bille en tête en comparant les droits de l’un et l’autre sexe : boire du vin, versus de l’eau, battre sa femme sans que quiconque y trouve à redire, éviter de lui apprendre à lire pour la maintenir en dépendance, considérer que le « rôle » d’une femme ne va pas plus loin que de répondre aux besoins du ménage, etc.
Des femmes sous le boisseau
Le ton est donné. Virginia Woolf crée ce texte d’abord sous forme de conférences qu’elle donne en octobre 1928 dans deux collèges pour femmes de l’université de Cambridge : le Newnham College et le Girton College. Elle publiera ce texte l’année suivante sous le titre A Room of One’s Own (« Une chambre à soi »).Le sujet en est la place des écrivaines dans l’histoire de la littérature, principalement dans le contexte britannique. Place renvoie en l’occurrence davantage à absence qu’à présence et Virginia Woolf se penche sur les raisons de ce phénomène.
En ce premier tiers du XXe siècle, alors qu’ont émergé des mouvements féministes et que les femmes ont cessé de n’être que des femmes au foyer du fait de l’engagement nécessaire dans le monde du travail occasionné par la Première Guerre mondiale, le constat de Woolf est que rien n’a changé pour les femmes depuis l’époque de Shakespeare, à la fin du XVIe siècle.
L'exemple de Shakespeare
Dans ce premier tiers du XX e siècle auquel appartient l'écrivaine, les femmes sont toujours sous dépendance et privées de droits, et Virginia Woolf décortique sans complaisance les comportements attendus des hommes et des femmes dans tous les moments de la vie quotidienne. Pour changer la face de l'histoire et pour que les femmes puissent se lancer en littérature, il suffirait, affirme-t-elle brusquement, d'une « chambre à soi » – entendez un espace propre – et d'une rente annuelle de 500 livres qui leur donnerait une aisance financière suffisante pour qu'elles soient indépendantes.
Reprenant les thèmes qu'elle a développés pour souligner l'assujettissement des femmes, elle imagine que les œuvres de Shakespeare, que certaines thèses attribuent aujourd'hui, de manière discutable, à Mary Sidney, une brillante aristocrate anglaise, auraient été établies par sa sœur – inexistante dans la réalité car William n'avait, dit-elle, pas de sœur. La voilà lancée, reprenant point à point – apprentissage de la lecture et de l'écriture, éducation, mariage, devoirs… – les obstacles qui se seraient dressés face aux velléités théâtrales de la petite Judith – c'est ainsi qu'elle la nomme. Se met en place une situation non dénuée de drôlerie qui laisse dans la bouche une saveur quelque peu amère matinée de rire jaune. Et Virginia Woolf d'enfoncer le clou : « N'importe quelle femme, née au XVIe siècle et magnifiquement douée, serait devenue folle, se serait tuée ou aurait terminé ses jours mi-sorcière mi-magicienne, objet de crainte et de dérision. »
La Sœur de Shakespeare dans un triangle temporel
Sur la scène se rencontreront donc ces deux personnages : la romancière et sa créature inventée. Le travail d’approche de l’œuvre leur en adjoint un troisième, collectif, né d’improvisations théâtrales et d’une « écriture de nuit » nourrie par le rêve et le sommeil : celui de femmes contemporaines, actrices de surcroît, se glissant dans la peau de la putative sœur de Shakespeare et s’adressant dans le même temps à Virginia Woolf pour livrer une vision d’aujourd’hui et imaginer l’environnement du personnage, sa famille, ses relations avec son entourage.
Cette proposition d’un quintette de drôles de dames – Juliette Marie, l’adaptatrice et la metteuse en scène, Sarajeanne Drillaud, Catherine Desvignes, Valentine Regnaut et Inès Amoura, qui partage avec Solenn Groix le jeu au plateau – vient ajouter son grain de sel pour « habiller » le personnage et lui donner un peu de chair. C’est de la rencontre de ces trois dimensions – l’autrice, le personnage et son enrichissement contemporain – que naît la pièce qui généralise le propos au thème de l’invisibilisation des femmes.
Deux récits complémentaires
Elles viennent de deux horizons différents, les deux comédiennes qui se donnent la réplique et recréent, au fil du déroulement, la mise en situation de la conférence et ses échappées belles. Inès Amoura joue à jouer la conférencière. D’entrée de jeu elle jongle avec le texte de Virginia Woolf et son commentaire, incluant même, par endroits, des textes chantés ou slamés qui introduisent un décrochement de la chronologie et ramènent le questionnement sur la femme artiste à sa dimension contemporaine. Elle est la maîtresse du jeu, qui va faire naître le personnage de Judith.
Face à elle, c’est davantage par le travail corporel que s’exprime Solenn Groix dont la formation passe par le théâtre du mouvement. Créature qui émerge de sa gangue sous l’injonction de son autrice, elle va d’abord s’exprimer par le mime burlesque au travers des différents modes de suicide qui guettent la femme au bord du désespoir avant d’acquérir une plus grande autonomie, souvent en écho à la narration de l’autrice.
Si la mise en train de cette conférence théâtralisée peut sembler un peu lente au début – le spectacle compte encore peu de représentations et a besoin de se rôder –, on se laisse prendre à ce cri de révolte qui prend la forme d’un exercice de style inventif à la fois plein de gravité et de légèreté, de drôlerie et de sérieux.
Il arrive cependant parfois que la réalité dépasse la fiction. Une très honorable docteure ès lettres et professeure émérite de littérature française et d’études sur le genre à Lyon 2, Christine Planté, a mis au jour l’existence d’une Judith Shakespeare, qui pose la question de savoir d’où viennent nos références et notre inspiration – celles de Virginia Woolf, en l'occurrence – et comment s’opèrent les cheminements qui transforment la réalité en fiction ou donnent à la fiction un caractère de réalité. Car, dans un ordre d’idées analogues, Virginia Woolf, en « inventant » Judith, prête à William une absence de culture que rien ne vient corroborer. Il n’en demeure pas moins, au-delà de ce jeu des « peut-être » dans lequel s’inscrit l’imaginaire, que la problématique abordée par Virginia Woolf conserve toute son actualité.
La Sœur de Shakespeare d'après Une Chambre à soi de Virginia Woolf , traduction Jean-Yves Cotté
SMise en scène et adaptation Juliette Marie STexte additionnel réalisé à partir des improvisations de Sarajeanne Drillaud, Inès Amoura, Catherine Desvignes et Valentine Regnaut SAvec Inès Amoura et Solenn Goix SDramaturgie Aude Denis SCollaboration costumes Pétronille Salomé SCréation lumières Janfi Viguié S Production Compagnie RemeS Soutiens EMS – École de mise en scène, Théâtre Silvia Monfort, Théâtre des Quartiers d'Ivry – CDN du Val de Marne, Artagon Pantin, Bastide de l'Estré, Commune d'Indre, SPEDIDAM, Studio Beau Labo MontreuilSDurée 1h05
Calendrier
sept-oct. 2022 Création d'une maquette de 20 min à l'EMS – École de mise en scène
Septembre 2023 Résidence et lecture au Théâtre Silvia Monfort et au Théâtre des Quartiers d'Ivry – CDN du Val de Marne
Mars 2024 Laboratoire à Artagon Pantin
Oct-nov 2024 et mars 2025 Résidences de création
Du 5 avril au 7 juin 2025 , les samedis à 19h. Création au Théâtre La Flèche – Paris 11e
Un stand-up de Roxanne Roux et Marie Cahu, Une chambre à poil, interprété par Roxanne Roux au plateau, prend lui aussi comme source d’inspiration Une chambre à soi de Virginia Woolf. Il est également présenté au Théâtre La Flèche jusqu’au 5 juin, les jeudis à 21h.