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Arts-chipels.fr

Par grands vents. Avis de tempête sur les formes théâtrales.

Phot. © Matthieu Delcourt

Phot. © Matthieu Delcourt

Une pièce de théâtre est généralement le fait d’un auteur et comporte une fable qui boucle la boucle commencée au début. Ce n’est pas le cas de ces « grands vents » qui associent création collective et remise en question d’une trame « dramatique ».

L’histoire commence comme un cadavre exquis, par une citation de Jean-Christophe Bailly à propos de l’énigme de Kaspar Hauser, cet enfant sauvage mystérieusement apparu dans les rues de Nuremberg le 26 mai 1828. Ce que dit de lui l’écrivain, poète et dramaturge renvoie à une interrogation sur ce que l’existence de cet enfant apporte à ce que nous croyions connaître et qui se trouve « remis à la pensée comme un terrain tremblant ». Il est question de perception, et à travers elle de remontée de la poésie, du rêve et du fantasme. C’est sur ce terrain que le groupe s’aventure, enchaînant « une mosaïque d’intuitions » dans un processus du faire qui crée la méthode en marchant, à partir d’images qui engendrent une mise en théâtre ou en réflexion. 

Un corpus d’images qui se télescopent

Pour le spectateur qui débarque au milieu de la proposition, ça commence par une histoire d’eau – pas d’O. Deux personnages dans la nuit tâtent une petite flaque à la recherche d’eau. Une eau qui alimentera tout le spectacle, une eau à boire et à éclabousser, une eau mémoire et une eau société, eau des rêves et de l’écologie, eau nourricière dont le tuyau d’alimentation se transformera en accessoire de défilé militaire comme en douche.

Ceux qui portent le récit sont des ersatz de clowns, au visage partiellement blanchi comme si on avait raté leur maquillage, êtres imparfaits, incomplets comme le récit aux multiples versions qu’ils vont nous délivrer, avec l’aide d’un Chory – lisez Coryphée du théâtre grec. Car de grec il va être fortement question, et de lecture de Sophocle en particulier. C’est ainsi qu’on reconnaîtra Antigone, devenue Annette, lancée dans la nuit pour chercher l’endroit où enterrer son frère Polynice devenu Jean, privé de sépulture.

On se penchera au passage sur les questions de traduction et la manière dont ces textes anciens peuvent encore nous toucher. On dérivera sur un détail du Sacrifice d’Isaac peint par Caravage, reproduit sur un mur. On y voit Abraham prêt à immoler son fils. Au moment où le couteau va s’abattre, un bras retient son geste. Du bras de Dieu à la responsabilité que nous portons dans l’exercice de la violence et dans sa suspension, le pas est franchi.

Phot. © Matthieu Delcourt

Phot. © Matthieu Delcourt

Un palais en ruines hanté par un Messager (ou une Messagère)

C’est dans le désordre de la mémoire devenu champ de ruines d’un palais autrefois prospère, aujourd’hui gagné par l’oubli, que ces figures reparaissent. Bribes de souvenirs évoqués par un personnage au costume loufoque, souci de réhabiliter l’histoire d’un palais dont les hommes firent une prison, une caserne ou un hôpital alors qu’il fut un lieu de meurtre, recherche pour reconstituer une figure humaine dont le qualificatif grec montre le caractère effrayant en même temps qu’extraordinaire, les pierres éparses en fond de scène devenues partiellement sable évoquent l’homme d’avant, la créature pétrie d’argile qui donna naissance au genre humain.

Dans ce décor de fin du monde complété par une installation de bric et de broc faite de fragiles tasseaux qui sont fils pour ces funambules de notre temps, ils se renvoient la balle, se contredisent, opposent leurs versions et le Messager qui y fait des apparitions n’a rien du prophète annonciateur des temps nouveaux. 

Comprendre ou ne pas comprendre

Il n’y a ni début ni fin, bien que le spectacle s’achève, ni trame narrative, ni message. Seulement la volonté de « continuer à faire du théâtre dans un monde qui se meurt en laissant l’imaginaire du spectateur fonctionner ». Croire, d’une certaine manière, au pouvoir de la poésie pour réenchanter le monde.

Le « spectacle », puisqu’il faut bien qualifier cette écriture qui se refuse à organiser la langue en mots, phrases, paragraphes et chapitres orientés vers un contenu unique, orienté, sera comme feuilles jetées au vent qu’on ramasse dans le plus beau désordre et qu’on réorganise à sa guise. Les questions que laissent cette proposition dans son sillage sont légion. « Fait-on encore théâtre dans ce processus qui s’apparente davantage à l’écriture automatique, même si elle est soigneusement ‘‘fixée’’ à partir d’un certain moment ? » ; « La multiplicité des versions qui coexistent et se contredisent parfois dans le spectacle s’accorde-t-elle avec la question d’un ‘‘propos’’ de l’œuvre ? » ; « Ce processus de création, parfaitement adapté à la culture zapping qui prévaut aujourd’hui, est-il le signe d’une révolution théâtrale ? » Car Par grands vents n’est pas le seul spectacle, aujourd’hui, à remettre en cause la narrativité théâtrale, à procéder par fragments, montages, séquençages aux règles mouvantes. Et l’interrogation demeure entière quant au devenir de la pensée dans ce système. Les spectateurs ne s’y trompent pas dans le clivage qui apparaît entre ceux qui s’installent avec délices et sans arrière-pensée dans le jeu qu’on leur propose et ceux qui restent sur le bord et quittent la salle à la fin du spectacle, un point d’interrogation installé sur le front.

Phot. © Matthieu Delcourt

Phot. © Matthieu Delcourt

Par grands vents
S Écriture & mise en scène Eléna Doratiotto & Benoît Piret S Avec Eléna Doratiotto, Tom Geels, Fatou Hane, Bastien Montes, Benoît Piret, Marthe Wetzel S Assistanat à la mise en scène Nicole Stankiewicz S Renfort & binôme plateau Martin Rouet S Renfort assistanat à la mise en scène Yaël Steinmann S Dramaturgie & regard extérieur Anne-Sophie Sterck S Regards ponctuels ateliers Conchita Paz & Jules Puibaraud S Scénographie Matthieu Delcourt S Costumes Claire Farah S Création lumière & régie générale Philippe Orivel & Julien Vernay S Régie générale & régie plateau Clément Demaria S Stagiaire assistanat & production Armelle Puzenat S Production déléguée, diffusion & accompagnement Wirikuta ASBL – Aurélie Curti, Catherine Hance & Laetitia Noldé S Coproduction Théâtre Les Tanneurs, Les Halles de Schaerbeek à Bruxelles, Théâtre de Liège, Théâtre des Célestins à Lyon, Théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier, Théâtre Joliette à Marseille, Théâtre Antoine Vitez à Ivry-sur-Seine, La Coop Asbl, Shelter prod, ING et le tax-shelter du gouvernement fédéral belge S Avec le soutien du Théâtre 71 – Malakoff scène nationale, WBI – Wallonie Bruxelles International et WBTD, la Commission d’Aide aux Projets Théâtraux (CAPT) de la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Maison de la culture de Tournai, la Chaufferie-Acte 1 et le Corridor S Avec l’aide de La Brute, Kukaracha, Raoul Collectif et Zoo théâtre S Remerciements particuliers à Pierre Sartenaer pour sa collaboration, à Françoise Bloch pour ses précieux regards complices, à Aristide Bianchi pour la co-écriture du texte de présentation, et à Sarah Lefèvre, Romain David, David Murgia, Sarah Hebborn, Lucien Gabriel, Renaud Van Camp, Sophie Warnant, Sandrine Roche, Salim Djaferi, Gabriel Sparti, Lara Persain S Durée 1h20

Vendredi 7 mars à 20h, samedi 8 mars à 19h
Théâtre Joliette - 2 place Henri Verneuil, 13002 Marseille

TOURNÉE
Les 7 & 8 mars 2025 - Théâtre Joliette, Marseille
Du 12 au 14 mars 2025 - Théâtre des 13 vents, Montpellier
Les 28 & 29 mars 2025 - Théâtre Antoine Vitez, Ivry sur Seine
Les 9 & 10 avril 2025 - Théâtre 71, Malakoff

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