20 Mars 2025
Éric Elmosnino, en Alceste vieillissant, s’érige vent debout contre son siècle, tandis que Célimène flirte en toute liberté. Vue par Georges Lavaudant, la planète Molière devient miroir de notre temps. Dans un décor en noir et blanc, une comédie en demi-teinte.
À chacun sa vérité
Dès son entrée Éric Elmosnino, costume noir et chemise blanche, comme l’ensemble des interprètes, affiche un Alceste chagrin et colérique : « Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre. » Il condamne haut et fort l’hypocrisie des « gens à la mode », leurs « embrassades futiles » et leurs « inutiles paroles », lance-t-il à Philinte, ici François Marthouret, figure paternelle dont l’âge donne du poids à ses conseils. Il enjoint Alceste de ménager la chèvre et le chou : « Mon flegme est philosophe autant que votre bile ». On verra par la suite que Molière lui donne raison : « socialement » en tout cas, il tire son épingle du jeu. Il pointe avec ironie la faille qui mènera son ami à sa perte : son amour pour Célimène « Je confesse mon faible », « la raison n’est pas ce qui règle l’amour », concède le Misanthrope, pris au piège des charmes de la jeune veuve délurée et adulée du tout Paris ! Éric Elmosnino compose un Alceste assez monolithique, fermé à tous les arguments, et de plus en plus sombre au fil des événements. Il se met tout le monde à dos, à commencer par le pédant Oronthe, en dénigrant son sonnet, déclamé avec une emphase caricaturale par Aurélien Recoing.
Georges Lavaudant joue sur la différence de génération entre Philinte, Alceste, Oronte et Célimène et sa cour de petits marquis, qui ont l’excuse de la jeunesse à vouloir s’amuser. Mélodie Richard incarne une jeune femme de notre temps, qui résiste aux manières jalouses et à l’ultimatum d’Alceste quand il lui demande de choisir entre la solitude à deux et la société... Elle revendique la liberté : « Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,/ Et dans votre désert aller m'ensevelir ! » « La solitude effraye une âme de vingt ans ». Et, toute fluette qu’est l’actrice, elle fait valoir la juste cause de son personnage, sans trahir toutefois Molière qui épingle sa duplicité dans une scène en forme de procès. Mais elle connaît aussi son monde, car même celui qui lui déclarait sa flamme contre vents et marées a vite fait de la jeter et de demander la main de sa cousine, l’aimable Élianthe.
Qui a tort et qui a raison, la mise en scène ne tranche pas, faisant valoir que les points de vue diffèrent selon l’âge qu’on a.
Une comédie en demi-teinte
« Trahi de toutes parts, accablé d'injustices,/ Je vais sortir d'un gouffre où triomphent les vices ;/ Et chercher sur la terre un endroit écarté/ Où d'être homme d'honneur, on ait la liberté. ». Clin d’œil au public : c’est sur l’air d’O Solitude de Henry Purcell qu’Éric Elmosnino quitte la partie. Est-ce lui qui tourne le dos aux autres ou les autres qui le rejettent ? « C’est la comédie d’un homme qui veut avoir un entretien décisif avec une femme qu’il aime et qui, au bout de la journée, n’y est pas parvenu », disait Louis Jouvet du Misanthrope. Georges Lavaudant, lui, y voit l’affrontement entre un Alceste « né trop vieux pour un siècle trop jeune, avec la passion pour cette vieille lune, la vérité ». Un revenant qui risque de troubler la fête que Célimène mène bon train en compagnie des petits marquis. Autre clin d’œil musical qui nous ramène à notre monde contemporain, c’est sur le morceau de What’d I Say de Ray Charles qu’elle danse jusqu’à ce que, démasquée, sa fête se termine en un bal tristounet. L’humeur noire de l’atrabilaire amoureux semble avoir infusé l’ambiance générale.
Pourfendeur de la vérité à la triste figure, Alceste, selon Lavaudant, manie davantage l’ire que la dérision ou la moquerie. Le metteur en scène laisse peu de place pour la farce dans l’interprétation qu’il propose de la pièce, à part les minauderies de Clitandre (Luc-Antoine Diquéro), Acaste (Mathurin Voltz) et Oronte le rimailleur (Aurélien Recoing). Même la scène de crêpage de chignon verbal entre Arsinoé (Astrid Bas) et Célimène tient davantage du persiflage que du gros comique.
Une scénographie à double face
Un panneau tapissé de miroirs barre le plateau, sorte de couloir où, sur un sol noir jonché de particules blanches, les personnages passent tour à tour. Le mur pivote pour découvrir, à son envers, une penderie garnie de robes chatoyantes : nous sommes dans les appartements de Célimène. Les vêtements colorés de la belle – qu’elle ne portera pas, se limitant au noir et blanc comme ses partenaires – contrastent avec la sobre bichromie des costumes et du décor signés Jean-Pierre Vergier, compagnon de toutes les aventures de Georges Lavaudant, depuis ses débuts au Théâtre Partisan de Grenoble dans les années 1970. Sur le plateau, seules des chaises seront installées pour le besoin de certaines scènes. Si les perruques des petits marquis introduisent quelque extravagance, et les citations sonores de Jean-Louis Imbert de discrètes touches d’ironie, l’esthétique générale, d’une parfaite harmonie et d’une neutralité certaine, met en relief le jeu des acteurs, la pertinence du texte et la beauté de la langue.
L’alexandrin en partage
En faisant fi de la rime au profit de la fluidité du texte, les acteurs font ressortir l’habileté du dramaturge en même temps que la palette verbale colorée du poète. Molière a l’art de conjuguer, dans la même phrase, expression populaire et tournure précieuse. Du choc des mots naissent des effets comiques supplémentaires. L’atrabilaire amoureux, Célimène, Philinte et les autres nous emportent dans le tourbillon du Grand Siècle, au sein d’un microcosme dont Molière connaît bien les ruses, les intrigues et les guerres amoureuses. Un monde auquel il appartient, par la force des choses. Il condamne son Alceste à la solitude, mais on le sent partie prenante de sa colère. Ce misanthrope, qui dénonce les simagrées et les faux semblants de la société n’est-il pas à notre image, impuissant à réformer le monde tout en vitupérant ses contemporains ? Ce théâtre d’une autre époque tend un miroir à notre vieux monde risible et fatigué.
Le Misanthrope de Molière S Mise en scène Georges Lavaudant S Dramaturgie Daniel Loayza S Scénographie et costumes Jean-Pierre Vergier S Assistante à la mise en scène Fani Carenco S Maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo S Assistante costumes Siegrid Petit-Imbert S Création lumière Georges Lavaudant, Cristobal Castillo-Mora S Création son Jean-Louis Imbert S Avec Alceste Eric Elmosnino, Philinte François Marthouret, Célimène Mélodie Richard, Oronte Aurélien Recoing, Arsinoé Astrid Bas, Clitandre Luc-Antoine Diquéro, Éliante Anysia Mabe, Basque Bernard Vergne, Du Bois , AcasteMathurin Voltz S Production LG théâtre ; Cité européenne du théâtre, Domaine d’O S Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National S Avec le soutien du Colombier/Cie Langajà Groupement, de la MC93 et de l’Odéon - théâtre de l’Europe S Créé au Domaine d’O de Montpellier en janvier 2025 S Durée 2 heures
Du 12 au 30 mars 2025
Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet Paris 9e T. 01 53 05 19 19